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MessagePosté: Jeu 15 Jan, 2009 17:31
de Muskull
Taliesin écrivait:
"La raison de l'amour. La raison d'aimer l'aimée, c'est l'aimée. Et la mesure de l'aimer, c'est de l'aimer sans mesure."

C'est un Bernard qui a écrit cela, mais ce n'est pas le troubadour Bernard de Ventadour, il s'agit de saint Bernard de Clairvaux (1090-1153).
Vers la fin du 11ème siècle, début du 12ème, il y a un courant littéraire parmi les clercs, qui exalte et idéalise la femme. Marbode, angevin devenu évêque de Rennes, Baudri de Bourgueil, évêque de Dol, ou encore Hildebert de Lavardin, adressent des poèmes d'amour respectueux à des grandes dames de la noblesse, comme Ermengarde d'Anjou, fille de Foulque le Réchin, épouse de Guillaume IX d'Aquitaine, puis de Alain Fergant duc de Bretagne. Mais c'est probablement la Vierge Marie qu'ils honorent à traves la dame noble.
A noter tout de même que cette poésie d'amour en latin est antérieure à la poésie des troubadours.

Ce courant littéraire est contemporain d'un autre évènement d'importance : la fondation du monastère de Fontevrault par Robert d'Arbrissel en 1101. Né non loin de Rennes, Robert se fait d'abord ermite dans la forêt de Craon (tiens, un autres aspect intéressant : le lien éventuel entre le courant érémitique de cette époque entre Bretagne, Maine, Anjou, et la présence récurrente d'ermites dans les romans arthuriens) avant de fonder son monastère, mixte, mais dont il confie la direction à une femme, Pétronille de Chemillé (au passage, un membre de la famille de cette pétronille, fils, neveu ?? s'appellait Gauvain)
le comportement de Robert n'est pas sans rappeler celui des moines celtes et de leurs conhospitae. Toujours est-il qu'avec lui, les femmes ont la première place (nobles ou prostituées), ce qui en attire plus d'une, déçues d'un mariage forcé. C'est le cas d'Ermengarde d'Anjou, qui avait déjà fui Guillaume d'Aquitaine pour se réfugier chez Alain Fergant, mais qui ne veut plus de celui-ci non plus et souhaite prendre le voile à Fontevrault. Finalement, elle n'y passera que quelques temps. Par contre, la seconde femme de Guillaume, Philippa de Toulousa, se réfugia à Fontevrault avec sa fille.

Fontevrault près de Saumur en Anjou serait donc l'une des sources:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_de_Fontevrault
L'ordre, d'inspiration bénédictine est soutenu par le pape et la famille Plantagenêts, c'est dire sa relation, comme le suggère Taliesin avec la "matière de Bretagne".


D'après Reto R. Bezzola, c'est le succès de Fontevrault auprès de la noblesse féminine poitevine (et de ses femmes en particulier) qui poussa Guillaume IX, alors poète paillard, cynique et irrespectueux et des femmes et de la religion, à changer sa façon d'écrire pour composer des poèmes d'amour :
p. 296 : "pour rivaliser avec l’attraction qu’exerçait sur les âmes l’amour mystique et la soumission à la « domina », que propageait Fontevrault, il eut le désir d’opposer au mysticisme ascétique de l’époque un mysticisme mondain, une élévation spirituelle de l’amour du chevalier."
.../...
Cette hypothèse de Bezzola a ét critiquée (comme a été critiquée l'hypothèse arabe). Mais en fait, l'erreur n'est -elle pas de croire à une seule source de l'amour courtois, alors qu'il peut très bien y en avoir plusieurs.
Guillaume, piqué au vif par le succès de Robert d'Arbrissel et des clercs qu'il déteste, aurait décidé lui aussi de chanter l'amour pour la domna, en s'inspirant, non pas des poésies latines de clercs, mais de la poésie arabo-andalouse.
Concernant la musique et la forme des poèmes, l'influence de l'abbaye Saint-Martial de Limoges est certaine. Saint-Martial était la plus grande école musicale de la région, et Guillaume en était l'abbé laïc.
(au passage, Saint-Martial connaissait la notation musicale (neumatique) bretonne)

Il y a là une forme de chronologie du "phénomène" qui semble multipolaire effectivement bien que suivant ces dates l'influence culturelle du royaume normand de Sicile soit à modérer.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Royaume_de_Sicile

Je remercie tous les intervenants de m'avoir éclairci les idées. :wink:

Un question de pure curiosité:
Est-il possible de connaître les auteurs ou éventuellement les textes (traduits en latin je présume) de cette poésie "arabo-andalouse" qui aurait inspiré Guillaume ?

MessagePosté: Lun 19 Jan, 2009 0:47
de André-Yves Bourgès
Bonsoir,

A propos de Robert d'Arbrissel et de Fontevraud, je me suis efforcé de montrer que l'influence de Locmaria de Quimper, communauté double plus ancienne que Fontevraud, avait pu s'exercer sur cette dernière abbaye par les liens entretenus entre les trois membres de la trinité érémitique bretonne, Robert de *Locunan, Raoul de la Fûtaie et Robert d'Arbrissel. Ce travail, paru dans Britannia monastica n° 10 (2006), p. 9-19, est consultable en ligne sur le blog hagio-historiographie médiévale et téléchargeable ici.

Quant à la pratique du synéisaktisme, elle est redécouverte dans l'Ouest de la France...
"... aux environs de 1100, donc au moment même où, sous l'influence du duc-troubadour Guillaume IX d'Aquitaine, les milieux princiers et seigneuriaux commençaient à découvrir "l'amour courtois". Cette coïncidence troublante a suggéré à Reto R. Bezzola la théorie ingénieuse d'une réaction profane de l'impie Guillaume IX à l'ascèse de Robert mais l'hypothèse inverse d'une riposte de ce dernier à l'amoralité de Guillaume pourrait tout aussi bien être avancée".

Cette citation de l'ouvrage de J.M. Bienvenu sur Robert d'Arbrissel laisse à penser que ce chercheur établissait un lien entre le synéisaktisme - lointainement hérité des pratiques des moines orientaux et plus prochement de celles qui avaient cours chez les Irlandais et les Anglo-saxons - et l'asag ou assay courtois.

Bien cordialement,

André-Yves Bourgès

MessagePosté: Lun 19 Jan, 2009 16:44
de Muskull
Bonjour,
Je n'ai pas trouvé "synéisaktisme" dans mes dicos. :?

Sinon une petite question:
J'ai lu que Fontevrault avait une règle d'inspiration bénédictine, en est-il de même pour Locmaria ?
Serait-ce "seulement" une adaptation de la règle bénédictine pour admettre des moniales alors que celle-ci ne le permettait pas ?

MessagePosté: Mar 20 Jan, 2009 0:14
de André-Yves Bourgès
bonsoir,

L'abbaye de Locmaria fut donnée en 1123 à l'abbaye bénédictine (féminine) Saint-Sulpice, au coeur de la forêt de Rennes, dont elle devint un simple prieuré.

Cette abbaye Saint-Sulpice, fondée par Raoul de la Fûtaie et initialement placée sous le vocable de Notre-Dame du Nid de Merle, a compté au nombre de ses moniales Marie de Blois dite de Boulogne, parfois identifiée à la poétesse Marie de France. Et là encore "courtoisie" et dévotion mariale...

Syneisaktisme, ascèse bizarre qui consiste à surmonter ses tentations charnelles en les attisant volontairement : saint Aldhelm, abbé de Malmesbury puis évêque de Sherborne, le premier "homme de lettres Anglais" (+ 709) avait, au témoignage tardif de Giraud de Barri, coutume de dormir entre deux jeunes filles ; tandis que Robert d'Arbrissel, pour sa part, pratiquait un syneisaktisme plus collectif encore, couchant au milieu des femmes qui le suivaient dans sa prédication errante.

Cordialement,

André-Yves Bourgès

MessagePosté: Mar 20 Jan, 2009 19:34
de Muskull
André-Yves Bourgès a écrit:Syneisaktisme, ascèse bizarre qui consiste à surmonter ses tentations charnelles en les attisant volontairement

Ce que je fais souvent en allant dans les Temples de la Grande Bouffe pour acheter un épice, une herbe ou un légume que je ne trouve que là. :wink:
Mais je dois dire que c'est hallucinant tant au niveau des prêtres que des fidèles. :shock:

MessagePosté: Dim 25 Jan, 2009 18:50
de Muskull
Bonsoir,
Après ces ravissantes moniales qui elles aussi résistaient à croquer tout cru le "fruit du peché" couchées trop près de leur idole mâle, j'aimerais soulever la problématique de la femme "mal intentionnée" qui peut être la soeur du saint dans les vitas ou extérieure comme la Kebenn de Ronan.
L'image est forte, soeur ou épouse avant que le droit n'interdisse aux prêtres de se marier.

Y a-t-il une "première fois", à part cette funeste Eve de la bible qui induise une relation "coupable" dans l'acte sexuel et la procréation ?
Désir de femme est péché, désir d'homme est louable. :shock:

MessagePosté: Dim 25 Jan, 2009 19:49
de Kambonemos
Bonsoir,

Juste une petite réflexion :
Y a-t-il une "première fois", à part cette funeste Eve de la bible qui induise une relation "coupable" dans l'acte sexuel et la procréation ?
La question me paraît ambiguë car Adam ne connaît sexuellement Eve qu'après avoir été chassé du paradis (Génèse III-chapître IV) ; ils sont punit tous deux car ils connaissent la science du bien et du mal...

Cordialement.

@+

MessagePosté: Dim 25 Jan, 2009 23:45
de André-Yves Bourgès
Muskull a écrit:Bonsoir,
Après ces ravissantes moniales qui elles aussi résistaient à croquer tout cru le "fruit du peché" couchées trop près de leur idole mâle...


Pas uniquement des moniales, mais aussi les femmes et les filles qui suivaient la prédication errante de Robert.

Une autre fois, il entre dans un bordel à Rouen et entreprend d'apporter le message évangélique aux pensionnaires qui se croient, vue leur situation, abandonnées de Dieu ; alors les filles se lèvent et le suivent... (dit l'hagiographe).

Sur Bob, je conseille l'ouvrage de J. Dalarun, L'impossible sainteté.

Bien cordialement,

André-Yves Bourgès

MessagePosté: Mar 27 Jan, 2009 19:04
de Muskull
André-Yves Bourgès a écrit:
Au delà d'un synchronisme patent, il convient d'inventorier et d'évaluer sans préjugés les composantes du système d'échanges entre l'amour courtois et la dévotion mariale.

Il est en effet difficile de saisir le prémisse mais n'est-il pas possible qu'il soit profane ?
Les femmes, maris partis en croisades, prennent en main les domaines et ce n'est pas la "catastrophe" et bien souvent le contraire...
Les idées se basent le plus souvent sur des faits circonstanciels qui s'ils durent suffisamment longtemps peuvent les transformer à long terme.

Comme une respiration de la terre qui se porte mieux quand les guerriers sont en ballade ?

MessagePosté: Ven 30 Jan, 2009 20:03
de anne dudant
Bonjour,

Il est sûr, Muskull, que le jour où les femmes ont envoyé leur mec en croisade et pris en main la gestion des domaines, l'Occident s'est mieux porté. Que cela ait favorisé le culte de la Mère, certes.

Pour ma part, j'y vois surtout l'oeuvre de Bernard de Clairvaux. Ses "visions" étaient une idée de génie pour mettre en scène cette dévotion et rassembler autour de Marie toutes les anciennes déesses (déesses mères ou topiques) non encore assimilées aux "saintes" Brigitte, Anne ou Lucie.

Qu'il salue publiquement d'un "Salve Regina" la Vierge d'Afflighem et que la statue réponde "Salve Bernard !", c'est cool ! Mais quand il voit la mère de Dieu abreuver de son lait généreux sa propre âme pécheresse, c'est si bien que pendant 3 siècles cette image se refléte dans les représentations du purgatoire où l'on voyait les âmes en peine sauvées par le sein miséricordieux de Marie (du Liebfraumilch naturellement).
C'était de la saine récup', l'histoire est connue: Hercule enfant voulant se nourrir au sein d'Héra tira si fort que le lait gicla et ainsi fut créée la Voie lactée.
Ce lait, comme les larmes de Marie, était alors considéré comme l'une des effusions les plus précieuses du christianisme car il rejoint le don de vie offert par la mère, le lait spirituel, celui qui mène au salut.

anne

MessagePosté: Dim 01 Fév, 2009 12:17
de André-Yves Bourgès
anne dudant a écrit:Pour ma part, j'y vois surtout l'oeuvre de Bernard de Clairvaux. Ses "visions" étaient une idée de génie pour mettre en scène cette dévotion et rassembler autour de Marie toutes les anciennes déesses (déesses mères ou topiques) non encore assimilées aux "saintes" Brigitte, Anne ou Lucie.

Qu'il salue publiquement d'un "Salve Regina" la Vierge d'Afflighem et que la statue réponde "Salve Bernard !", c'est cool ! Mais quand il voit la mère de Dieu abreuver de son lait généreux sa propre âme pécheresse, c'est si bien que pendant 3 siècles cette image se refléte dans les représentations du purgatoire où l'on voyait les âmes en peine sauvées par le sein miséricordieux de Marie (du Liebfraumilch naturellement).


Bonjour Anne,

Le motif de la lactation de la Vierge, associé à des miracles de guérison, est antérieur à la captation qui en a été faite par les hagiographes de Bernard de Clairvaux au profit de leur héros : on le trouve déjà dans une lettre de Pierre Damien (+ 1072) ainsi que dans plusieurs recueils de miracles du XIIe siècle. L'anecdote relative à Bernard n'apparaît qu'au début du XIVe siècle et l'on disait précédemment que le bénéficiaire de ce miracle était l'abbé Henri de Clairvaux (1176-1179).

De même, il faut attendre le milieu du XIIIe siècle pour soir se développer la légende de la statue de la Vierge d'Afflighem qui aurait rendu son salut à Bernard (Ave Bernarde).

C'est donc moins saint Bernard que ses hagiographes qui ont capté au profit de la dévotion mariale d'éventuelles traditions relatives aux déesses mères...

Bien cordialement,

André-Yves Bourgès

MessagePosté: Dim 01 Fév, 2009 18:27
de anne dudant
Bonjour André-Yves,

Il faut croire qu'on ne prête qu'au riche !

Valerius Maximus, historien romain du 1er siècle, raconte dans ses "Faits et dits mémorables" l'histoire de Pero, une femme vertueuse dont le vieux père, Cimo, fut injustement envoyé en prison et condamné à mourir de faim. Elle le maintient en vie en lui donnant le sein.
C'était une image courante qui illustrait la vertu romain de caritas.
Ce qui importe c'est, qu'à un moment donné, elle a été, comme l'histoire d'Héra et Hercule, détournée au profit de Marie et de son culte.

La légende de la Vierge d'Affligem serait de 1146, date de la visite de saint Bernard à l'abbaye (pour connaître toutes les spécificités de la bière d'Affligem, bière d'abbaye depuis 1074, s'adresser à Maître Pierre :) )

anne

MessagePosté: Dim 01 Fév, 2009 19:22
de André-Yves Bourgès
anne dudant a écrit:Valerius Maximus, historien romain du 1er siècle, raconte dans ses "Faits et dits mémorables" l'histoire de Pero, une femme vertueuse dont le vieux père, Cimo, fut injustement envoyé en prison et condamné à mourir de faim. Elle le maintient en vie en lui donnant le sein.
C'était une image courante qui illustrait la vertu romain de caritas.
Ce qui importe c'est, qu'à un moment donné, elle a été, comme l'histoire d'Héra et Hercule, détournée au profit de Marie et de son culte.


Beaucoup de motifs hagiographiques médiévaux se retrouvent en effet dans des textes de l'Antiquité, qui faisaient partie de la "bibliothèque de l'hagiographe" : voir par exemple, en ce qui concerne la partie la plus récente de l'ensemble composite qui forme la vita de saint Hervé, l'anecdote relative aux grenouilles, qui est déjà chez Antigone de Caryste (à propos d'Hercule) et chez Elien de Préneste (à propos de Persée).

La légende de la Vierge d'Affligem serait de 1146, date de la visite de saint Bernard à l'abbaye (pour connaître toutes les spécificités de la bière d'Affligem, bière d'abbaye depuis 1074, s'adresser à Maître Pierre


La visite de Bernard à l'abbaye d'Afflighem est en effet datée avec assez de vraisemblance 1146 ; mais il faut attendre près d'un siècle pour qu'on rattache à cette visite la légende du salut rendu par la Vierge : comme vous le dites, on ne prête qu'aux riches !

Afflighem ou Affligem ? J'ai eu l'occasion de boire le nectar cervoisique auquel vous faites allusion que d'audacieux négociants belgions font parvenir jusqu'en lointaine Létavie occidentale...

Bien cordialement,

André-Yves Bourgès

MessagePosté: Jeu 05 Fév, 2009 23:40
de Pierre
anne dudant a écrit:pour connaître toutes les spécificités de la bière d'Affligem, bière d'abbaye depuis 1074, s'adresser à Maître Pierre :)


Vi :lol:

La blonde n'est pas mauvaise, mais son amertume fait qu'elle plait ou non. Celle de noël, est bien plus commerciale que gouteuse. Celle aux fruits rouges est excellente, mais à petite dose (comme toutes les bières fruitées). Mais ma préfèrée est de loin la Triple, bien qu'elle ne vaut pas la Triple Karmeliet, mais elle est gouleyante à souhait...

Par contre les Affligem ont le défaut de couper les jambes, on s'abstiendra donc de déguster les quatre en même temps :lol:

@+Pierre

MessagePosté: Ven 06 Fév, 2009 12:15
de Thierry
Maître Bierre, euh Pierre est un vrai poète, un puits de science et ses conférences sont toujours illustrées par des exemples pratiques :biere: .

Vivement la prochaine conférence :lol: