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MessagePosté: Mer 31 Oct, 2007 19:18
de André-Yves Bourgès
Je n'ai évidemment pas la compétence archéologique pour juger les travaux et les conclusions de P.-R. Giot : ma spécialité me "condamne" à la documentation écrite et donc tardive. Néanmoins, je trouve que le raisonnement est un peu tautologique : l'Armorique était déserte, parce qu'elle était déserte. On invoque bien sûr Bagaudes et pirates : mais de tels phénomènes ne furent sûrement pas exclusivement armoricains. Quand, au IXe siècle et surtout au Xe siècle, la déferlante des incursions scandinaves fait fuir nombre de Bretons et notamment les élites politiques et religieuses en Francie du Nord, chez les rois anglo-saxons de Grande-Bretagne et bien sûr en Cornouaille insulaire, on ne nous explique pas que la Bretagne désertée aurait été repeuplée en retour par des émigrés qui depuis une génération n'habitaient plus en Bretagne et qui, pour certains, ne parlaient peut-être plus breton. De même, il faut remarquer ces émigrés ont à l'évidence introduit dans l'île le culte de saints bretons armoricains (ex.: saint Mélar), ce qui laisse à penser que certains saints réputés insulaires et dont les hagiographes tardifs ont écrit les biographies sont peut-être eux aussi originellement des saints continentaux (ex. saint Goulven, saint Goëznou, saint Ténénan) ; à l'inverse, les émigrés ont pu rapporté sur le continent le culte de saints saxons (ex. sainte Ediltrude).

Tous ces phénomènes sont extrêmement complexes : l'explication par le recours au "désert armoricain" me paraît être, à l'instar de la "grande forêt centrale impénétrable", un peu réductrice, pour ne pas dire simpliste et pour ne rien dire de ses arrière-pensées idéologiques.

Bien cordialement,

André-Yves Bourgès

MessagePosté: Mer 31 Oct, 2007 19:50
de Muskull
P-R. Giot estime qu'au "tournant" du III° siècle la population de la péninsule armoricaine s'est réduite de moitié (environ mais peut-être plus).
Un exemple signifiant, la superficie de Rennes est passé de 90 ha à 9 ha en se fortifiant. Certes l'habitat s'est resserré mais c'est impressionnant pour une ville de l'intérieur.
Le Limes devenant perméable, les pirateries des Francs, Saxons et Frisons, pénétrant parfois de 100 km à l'intérieur des terres, déciment biens et population parfois avec le soutien des bagaudes.
Les exactions de l'armée "romaine" ne sont pas non plus à négliger...

Avant : la superficie de Vorgium couvrait 150 ha, Rennes (Condate) 90 ha, Corseul 100 ha, Vannes 40 ha, pour Nantes on ne sait pas...
Après : vers 350, Rennes était réduit à 9 ha et il y a lieu de penser que de Vorgium, trop bien desservi par ses routes rayonnantes, il ne restait pas grand chose. Il restait certainement un important lieu commercial mais les castrums ont été bâtis à quelques distances. (chiffres de P.R. Giot)

Bien sûr cette concentration dans des lieux mieux protégés ne signale pas obligatoirement une "désertification" des terres mais un peu quand même. Que peu faire une population rurale sans ressources, greniers et bétail pillé ? Parfois par les militaires qui devaient les protéger, parfois par les pirates. Que devient l'idéologie quand l'on ne peut plus faire vivre les siens ?
Personnellement je trouve P.R. Giot bien humain dans ses analyses et n'y ait pas remarqué d'idéologie particulière mais si vous le dites, mes minuscules connaissances en ce domaine ne me permettent pas de vous contredire.

MessagePosté: Mer 31 Oct, 2007 20:08
de Sedullos
Salut à tous,

André-Yves, je viens de lire vos deux messages et je dois dire que je partage votre point devue sur les "arrière-pensées idéologiques."

Concernant des témoignages linguistiques non toponymiques, il y a les gloses en vieux-breton rassemblées par Joseph Loth, dans son livre de 1884, réédité depuis :

Vocabulaire vieux-breton / Joseph Loth.- Genève : Slatkine ; Paris : Champion, 1982.- 249 p.- (B.E.H.E. ; 57).

Loth dit dans son introduction que beaucoup de mots bretons insulaires et continentaux sont empruntés à la basse latinité.

Les dates des gloses s'échelonneraient du VIIIe au XIe siècle.

Elles proviennent d'une quinzaine de manuscrits dont certains portent un nom étranger à la Bretagne armoricaine : Berne, Luxembourg.

Enfin, suivant les conclusions d'un paléographe, nommé Bradshaw, il distingue trois séries de gloses : galloises, corniques et armoricaines.

"Les gloses à Eutychius, les gloses de Luxembourg, les gloses de Berne, les gloses à Amalarius, et celles des cinq collections de canons sont armoricaines." p. 22

MessagePosté: Mer 31 Oct, 2007 20:52
de Sedullos
Si on prend le mot vieux breton couann = chouette, Loth, Vocabulaire vieux-breton, p. 85, donne comme équivalent le moyen latin cauannus, or Delamarre, D.L.G., p. 111, considère que c'est du gaulois passé tardivement au latin.

Cela donnera d'ailleurs le mot français chouan..

MessagePosté: Mer 31 Oct, 2007 21:09
de André-Yves Bourgès
Muskull a écrit:
Avant : la superficie de Vorgium couvrait 150 ha, Rennes (Condate) 90 ha, Corseul 100 ha, Vannes 40 ha, pour Nantes on ne sait pas...
Après : vers 350, Rennes était réduit à 9 ha et il y a lieu de penser que de Vorgium, trop bien desservi par ses routes rayonnantes, il ne restait pas grand chose. Il restait certainement un important lieu commercial mais les castrums ont été bâtis à quelques distances. (chiffres de P.R. Giot)

Bien sûr cette concentration dans des lieux mieux protégés ne signale pas obligatoirement une "désertification" des terres mais un peu quand même. Que peu faire une population rurale sans ressources, greniers et bétail pillé ? Parfois par les militaires qui devaient les protéger, parfois par les pirates. Que devient l'idéologie quand l'on ne peut plus faire vivre les siens ?


Naturellement, le recul démographique n'est pas discutable : notons que les villes en question sont, pour Rennes et Nantes, celles de la Nova Britannia du IXe siècle ; la civitas des Coriosolites avait vu son chef-lieu transféré à Alet(h) et l'on s'interroger toujours sur la possibilité d'un transfert du chef-lieu de Carhaix au Yaudet (Ploulec'h), à Brest ou à Locmaria (Quimper) ; reste le cas de Vannes.
La "contraction" de la population des anciens chefs-lieux doit tenir compte de leur délocalisation et du transfert consécutif des administrations civile et militaire (avec les familles des agents concernés). Par ailleurs, si je suis bien le raisonnement de la "désertification", se sont donc probablement installés dans les parages de Rennes, Nantes, Corseul des Bretons insulaires : si tel est bien le cas (*), pourquoi le breton n'a-t-il pas perduré dans les zones concernées, puisqu'il n'entrait pas en concurrence avec la ou les langue(s) parlé(e)s localement et dont les locuteurs avaient disparu ?

(*) Je ne doute pas de la présence de Bretons insulaires dans ces différents parages : nous en avons la preuve (et c'est d'ailleurs l'unique texte contemporain qui nous montre la cohabitation entre Bretons et Armoricains au début du VIe siècle) dans la fameuse lettre à Lovocat et Catihern, dont B. Tanguy a montré qu'il fallait localiser les évènements rapportés Languedias, qui par la suite était une paroisse de l'évêché de Saint-Malo, ex-Alet(h).


J'ai pris à dessein l'exemple de la dévastation de la Bretagne à l'époque des incursions scandinaves, car nous disposons pour cet événement d'une double documentation écrite et archéologique qui nous montre une situation comparable à celle qui est évoquée pour la fin de l'Empire : "Que peut faire une population rurale sans ressources, greniers et bétail pillés ? Parfois par les militaires qui devaient les protéger, parfois par les pirates" ; mais on voit bien que la désertification n'a été que relative...

Quand je parle d'arrière-pensées idéologiques, cela ne concerne évidemment pas les Armoricains ou les Bretons du haut Moyen Âge, mais les historiens "bretonistes" du XIXe siècle à nos jours : je renvoie à ce sujet à la thèse de J.-Y. Guiomar et à l'ouvrage de B. Tanguy, "Aux origines du nationalisme breton", t. 1 "le renouveau des études bretonnes au XIXe siècle", Paris, 1977.

Bien cordialement,

André-Yves Bourgès

MessagePosté: Mer 31 Oct, 2007 23:27
de Jacques
Muskull a écrit:Pierre-Roland Giot signale que lorsque les colons bretons sont venus en Armorique, ils se sont retrouvés en terres quasi désertiques suite aux piratages et bagaudes du III° et IV° siècles.
Cela a pu réduire fortement l'influence du gaulois sur la langue des arrivants, surtout en Basse-Bretagne ; le Morbihan étant mieux défendu car plus riche économiquement et aussi plus loin des pirates pictes, irlandais et saxons.
C'est à dire ? Que le Morbihan, moins désertifié, aurait gardé davantage de populations de langue gauloise ?
Fleuriot écrit pourtant (Histoire de la Bretagne, pp. 67 à 69) que le vannetais est du britonique influencé par le roman.

MessagePosté: Mer 31 Oct, 2007 23:34
de Jacques
André-Yves Bourgès a écrit:Vous savez comme moi qu'à l'instar des discussions sur l'origine du mythe arthurien, le terrain est ici encore largement encombré de présupposés idéologiques : c'est pourquoi j'ai rappelé pour le déplorer que la trop courte carrière d'un homme libre comme l'était L. Fleuriot ne lui ait pas permis de reprendre cette question sans préjugés ; ses héritiers spirituels (j'en excepte bien sûr mon regretté ami Gwenaël Le Duc qui nous a lui aussi trop tôt quitté) ne témoignent pas toujours de la même ouverture d'esprit.
Je sais, pour avoir fréquenté de près les milieux néo-bretonnants, que certains refusent une quelconque hybridation entre gaulois et breton sur le territoire de la petite Bretagne lors de l'installation des bretons de l'île, récusant par sous-entendu toute idée de cousinage entre français et bretons.

MessagePosté: Jeu 01 Nov, 2007 0:42
de André-Yves Bourgès
Jacques a écrit: Je sais, pour avoir fréquenté de près les milieux néo-bretonnants, que certains refusent une quelconque hybridation entre gaulois et breton sur le territoire de la petite Bretagne lors de l'installation des bretons de l'île, récusant par sous-entendu toute idée de cousinage entre français et bretons.


Oui, Jacques, c'est bien sûr à ce courant de pensée que je fais allusion ; mais le plus dommageable, me semble-t-il, c'est la caution historique, renouvelée de génération en génération depuis les travaux aujourd'hui largement obsolètes d'A. de la Borderie (*), dont continue de se réclamer ce courant de pensée : les récentes mises au point du regretté H. Guillotel, pour ne citer que les travaux de cet éminent chercheur, lesquels, en ce qui concerne la Bretagne s'attachent à effectuer le nécessaire rééquilibrage entre l'héritage gallo-romain de l'Armorique, les influences franques et bien sûr l'apport insulaire, n'ont pas encore modifié la "vulgate" historique bretonne, comme en témoigne ce qui s'écrit ici ou là notamment sur Internet.

(*) La pensée historique de La Borderie s'est formée très tôt, dès avant 1850, chez un esprit particulièrement vif, intuitif, déductif et combattif : il convient donc de l'analyser à la lumière des travaux historiographiques récents sur cette période. Je renvoie également aux actes du colloque de Rennes de 2001, publiés par la Société archéologique d'Ille-et-Vilaine, ainsi qu'aux actes du congrès de Morlaix de la Société d'Histoire et d'archéologie de Bretagne, et plus particulièrement aux contributions de H. Guillotel.

Bien cordialement,

André-Yves Bourgès

MessagePosté: Jeu 01 Nov, 2007 9:30
de André-Yves Bourgès
André-Yves Bourgès a écrit: La pensée historique de La Borderie s'est formée très tôt, dès avant 1850, chez un esprit particulièrement vif, intuitif, déductif et combattif : il convient donc de l'analyser à la lumière des travaux historiographiques récents sur cette période. Je renvoie également aux actes du colloque de Rennes de 2001, publiés par la Société archéologique d'Ille-et-Vilaine, ainsi qu'aux actes du congrès de Morlaix de la Société d'Histoire et d'archéologie de Bretagne, et plus particulièrement aux contributions de H. Guillotel.


Pour ne pas risquer la polémique historiographique, il faut ajouter que la pensée historique de La Borderie (dont le "nationalisme breton" relève de la sphère affective, sans connotation politique), s'est longtemps accommodé de l'hybridation entre gaulois et breton insulaire dont a parlé Jacques ; ce n'est que plus tardivement, principalement sous l'influence de J. Loth, que La Borderie s'est rangé à la vision du "désert armoricain" et à ses conséquences linguistiques.

Comme je l'ai dit précédemment, il ne s'agit certainement pas de parer de toutes les vertus les théories proposées par F. Falc'hun ; mais leur examen critique, sans cesse différé ou repoussé, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, est absolument à inscrire dans le cadre de travaux sur la civilisation celtique en général et sur la Bretagne en particulier. De même, comme je l'ai souligné, la prise en compte de son héritage gallo-romain, des influences franques, sans parler de ces contacts permanents avec la "civilisation ligérienne" dans toutes ses dimensions et ses évolutions, est essentielle à la bonne compréhension de l'histoire de la Bretagne continentale.

Bien cordialement,

André-Yves Bourgès

MessagePosté: Jeu 01 Nov, 2007 12:13
de Sedullos
Salut à tous,
André-Yves Bourgès a écrit:...
ce n'est que plus tardivement, principalement sous l'influence de J. Loth, que La Borderie s'est rangé à la vision du "désert armoricain" et à ses conséquences linguistiques...


J'ignorais cette influence. Donc avec mes exemples tirés de Loth, je tombe plutôt mal. :oops:

Bien que ce que vous écrivez confirme une impression générale ressentie en parcourant le Vocabulaire vieux-breton, on trouve du breton, du vieux-breton, du gallois, du cornique, du gaélique, du latin classique ou médiéval mais de gaulois point ou alors en dilution homéopathique.

Au "désert armoricain" correspond cette quasi absence du gaulois dans le livre de 1884. Bien sûr, ce n'était pas le sujet du livre pourra-t-on objecter.


Or Joseph Loth devait publier, dans la Revue celtique, 41 en 1924, une étude sur les grafittes gaulois de La Gaufresenque.

MessagePosté: Jeu 01 Nov, 2007 13:04
de Sedullos
Je viens de relire les premières pages de La langue gauloise de Pierre-Yves Lambert.

Il liste les témoignages littéraires et historiques mais n'a pas l'air de penser qu'ils constituent une preuve très convaincante de la survie tardive du gaulois, en particulier ceux des auteurs du VIe comme Grégoire de Tours.

Et un peu plus loin, lorsque il donne des fourchettes de date pour les langues celtiques, celle attribuée au gaulois proprement dit va de

300 av. J.-C. à ?200 apr. J.-C.

MessagePosté: Jeu 01 Nov, 2007 13:10
de Jacques
Sedullos a écrit:Bien que ce que vous écrivez confirme une impression générale ressentie en parcourant le Vocabulaire vieux-breton, on trouve du breton, du vieux-breton, du gallois, du cornique, du gaélique, du latin classique ou médiéval mais de gaulois point ou alors en dilution homéopathique.

Au "désert armoricain" correspond cette absence du gaulois.
Tous ces mots collectés sont tirés de manuscrits rédigés ou copiés par des clercs. La langue gauloise ayant été peu à peu reléguée au statut de langue vernaculaire des illettrés des campagnes après la conquête romaine, l'élite intellectuelle de Gaule écrivant en latin, celle de l'île de Bretagne en britonnique, il reste peu de visibilité au gaulois dans les manuscrits. Les quelques mots rapportés par les intellectuels de l'époque ont trait à l'ancienne religion (Vernemeton, Vasso galate) ou à la vie rurale (olca, benna, bacchinon, alauda...) et ont donc peu de chances d'avoir trouvé place dans la littérature chrétienne ou les chroniques historiques.

MessagePosté: Jeu 01 Nov, 2007 13:26
de Jacques
Sedullos a écrit:Je viens de relire les premières pages de La langue gauloise de Pierre-Yves Lambert.

Il liste les témoignages littéraires et historiques mais n'a pas l'air de penser qu'ils constituent une preuve très convaincante de la survie tardive du gaulois, en particulier ceux des auteurs du VIe comme Grégoire de Tours.
C'est pourquoi j'ai émis des réserves sur les preuves qu'on peut tirer de Grégoire de Tours :
Bien sûr, pour Grégoire, on peut objecter que ces mots étaient peut-être utilisés dans des phrases latines, de la même façon qu'aujourd'hui, en Bretagne, les gens de la campagne ont recours à des mots bretons familiers même lorsqu'ils parlent français.

MessagePosté: Jeu 01 Nov, 2007 13:35
de Sedullos
J'entends bien Jacques.

Je voulais juste indiquer que la mention d'équivalent gaulois aux mots du vieux-breton présents dans des gloses de manuscrits est sinon quasiment absente, tout au moins peu fréquente. Alors que Loth qui était un savant cite du gothique, du norrois...

Cela ne viendrait-il pas du fait que les dictionnaires de gaulois ne courraient pas les rues ? Le manuel de Georges Dottin, La langue gauloise. Grammaire, texte et glossaire date de 1918.

MessagePosté: Jeu 01 Nov, 2007 13:37
de DT
Salut à tous,
Sans être un spécialiste de cette question, ne peut-on pas s'interroger sur la signification de "désert armoricain", car les mots latins qui tournent autour de desero, deserui, desertum, desere, signifient aussi "abandonner, déserter, manquer à, manquer au service", ce qui pourrait s'appliquer simplement aux administrations romaines ou à tout autre service, sans impliquer la démographie.
A+