À une trentaine de kilomètres à l’est de Brest se trouvent les enclos paroissiaux, et, le maître céans, le passeur des
Anaon vers l’
han ifern ien, cette perception d'alors de l’enfer froid "celtico-breton".
Extraits de deux livres :
Yann-Lukas Le Liboux a écrit:CHAPITRE IX
SOUS LE SIGNE DE L’ANKOU
L’Ankou ! Comment oser évoquer cette incarnation bretonne de notre maître à tous, la Mort ? C’est qu’on ne peut aller plus avant dans la compréhension de l’âme celte, sans longuement s’arrêter sur un type de réalisations architecturales unique dans l’histoire de la chrétienté : les enclos paroissiaux. Fondé (on l’a dit plus haut) sur la grande prospérité qui caractérise le duché au XVe siècle, l’éveil artistique des campagnes se manifeste d’abord sur le plan religieux. Or la source d’inspiration la plus féconde et la mieux accordée au tempérament breton reste la mort qui est du domaine de la religion. La mort a pleinement droit de cité sous l’Ancien Régime, en Bretagne plus qu’ailleurs. Elle est installée au cœur des agglomérations, près de l’église, qui bientôt s’entoure d’un calvaire, d’un ossuaire et du cimetière, ceints de murs formant l’enclos paroissial. Là poussent des ifs, qui sont depuis des temps immémoriaux, les arbres des défunts, en Irlande, en Galles, en Bretagne.
Les premiers enclos apparaissent dès la fin du XVe siècle, mais ils atteignent un siècle et demi plus tard à l’extraordinaire. Ils mêlent alors l’architecture classique et l’inspiration baroque, juxtaposant des arcs de triomphe et des calvaires à étages, chargés du récit complet de la Passion du Christ. Quand on connaît un peu le caractère du Breton, du bas Breton surtout, on comprend comment l’émulation villageoise a fait naître ces ensembles grandioses, un peu déroutants même par leur solennité (on dirait « vaguement pompiers », s’il ne s’agissait — au milieu de cette débauche architecturale — de la présence obsédante de la Mort).
L’habitude d’enterrer les fidèles à l’ombre des clochers était répandue dans toute l’Europe. L’élévation d’un calvaire à l’entrée d’un calvaire à l’entrée du cimetière ne pouvait rappeler aux vivants le sacrifice de Celui qui avait donné sa vie, pour le rachat de leurs fautes. Et le calvaire d’un bout à l’autre, se mit à grandir, à se composer de scènes multiples, à s’animer de personnages de plus en plus nombreux. Une autre habitude, tout aussi répandue que la précédente, faisait d’un domaine restreint autour de l’église une terre sacrée, inviolable et nettement délimitée en tant que telle. Le cimetière y tenant tout entier, les nécessités démographiques rendirent indispensable la construction d’ossuaires, où l’on déposait les restes des morts dont la tombe était le seul souvenir tangible : on récupérait de la place pour les morts de fraîche date…
[…] A visiter tous ces monuments, on sent bien que leurs constructeurs n’avaient pas devant la mort la crainte sourde et la gêne qu’on éprouve souvent maintenant. L’Ankou, aux pouvoirs démesurés, n’a rien de chrétien. Il inspire une terreur que la mort en elle-même n’inspirait pas. La promesse de la vie éternelle au Jugement dernier venait rasséréner les moribonds. Très celtique, un certain fatalisme s’y mêlait : un jour, il faudra bien passer par là… Hodie mihi, cras tibi, « Aujourd’hui à moi, demain à toi », annonce une banderole gravée à Saint-Thégonnec sur l’ossuaire. Une familiarité de bon aloi pourrait même s’instaurer avec les défunts, pourvu qu’ils aient été en règle avec Dieu. A Saint-Pol-de-Léon, on conservait les crânes des morts dans des petites boîtes en bois, surmontées d’une croix et porteuses d’une formule peinte : « Ci-gît le chef de M. Le Person, recteur de Santec, chancelier de Léon, 1697, R.I.P. », etc. Les coffrets, dont de nombreux exemplaires sont conservés dans le chœur de la basilique Saint-Pol, étaient jadis entreposés à l’ossuaire de la ville, formé de simples niches aménagées dans le mur du cimetière.
La Bretagne avec Yann-Lukas Le Liboux, Guides Flammarion, 1979, pp. 105—106 et 112—113.
Guide de la Bretagne mystérieuse a écrit: LA MARTYRE
L’enfer glacé
L’ossuaire, situé contre l’église, mérite une mention. On y voit une célèbre cariatide d’angle qui a servi de modèle à de nombreuses sculptures bretonnes du même genre. Située à gauche, et au même niveau que le visiteur, elle a la partie inférieure du corps recouverte de bandelettes ; la moitié supérieure est nue. Ce motif, en relation avec l’idée de la mort est l’image du suaire qui entoure le cadavre, n’est peut-être pas non plus sans rapport avec les représentations des femmes serpentes, ou de sirènes, dont l’art breton offre de nombreux exemples. On peut également rappeler que l’Artémis d’Éphèse était ainsi représentée. Or cette déesse était implantée sur le sol gaulois : il en existe une statue au musée Borély de Marseille, trouvée dans cette ville où elle paraît avoir fait l’objet d’un culte très important.
Au-dessus de la porte de l’ossuaire, de chaque côté, un ange porte une banderole. On lit à gauche : Maro han barn han ifern ien pa ho soing den e tle crena. Fol eo na prede : « La mort, le jugement, l’enfer froid : quand l’homme y pense, il doit trembler. Il est fou celui qui n’y réfléchit pas. » Et à droite, en un breton fortement teinté de français : Esperet Guellet ez e ret decedi : « Espérerez, voyez qu’il faut mourir », avec, en français, la date : an 1619.
On remarquera la mention de l’enfer froid. Cette notion, dont il reste de nombreuses traces en Bretagne et qui se trouve en contradiction avec toute la tradition chrétienne du « feu éternel », remonte très probablement à l’ancienne conception celtique des enfers, c’est-à-dire du monde souterrain des morts. Les Anaon, « âmes du Purgatoire », ont toujours froid. Quand ils pénètrent pour une raison quelconque dans une maison, on les prie de se réchauffer au foyer. D’ailleurs, leur élément n’est pas le feu, mais l’eau : elles abondent dans le courant du Raz de Sein, dans les fondrières du marais de Botmeur. Durant le long hiver breton, l’eau et le vent ne peuvent en aucun cas être comparés à la fournaise du catholicisme orthodoxe.
C’est pour les Anaon également qu’a été édifié le petit bâtiment qui, situé à gauche du portail monumental, délimite avec l’ossuaire un étroit passage vers le cimetière. Il doit son étage supérieur à Louis Bodilis qui le suréleva en 1675 : le but de cette opération était, nous dit-on, de disposer d’un local pour déposer les offrandes faites aux morts.
LANDERNEAU
Sérénades pour morts frileux
Le soir de la Saint-Jean, selon un ancien usage, on rangeait près du feu des bancs destinés aux défunts. Puis, parcourant du doigt toute la longueur des joncs fixés aux parois d’une bassine de cuivre, des mains pieuses arrachaient au métal de lugubres vibrations que le vent portait au cimetière. Les morts venaient, à cet appel, s’asseoir sur les bancs et réchauffer leurs membres engourdis.
PLOUDIRY
L’obsession de la mort
Situé à gauche dans l’enclos paroissial, à côté de l’église, l’ossuaire, du XVIIe siècle, est ornée de cinq haut-reliefs, au-dessus des fenêtres. L’Ankou, être surnaturel qui personnifie la mort, y est représenté dirigeant sa flèche contre quatre personnages : un paysan, un seigneur, un clerc et un bourgeois.
L’usage armoricain des ossuaires répondait à une double intention : d’abord, celle de conserver les restes des morts le plus anciennement enterrés, mais aussi celle de donner aux vivants la familiarité de la mort. La porte du monument était toujours ouverte : les habitants pouvaient, lorsqu’ils le désiraient, venir méditer devant les crânes de leurs ancêtres. Ils y étaient mêmes encouragés. Ne chantait-on pas dans les églises, cette étonnante invitation :
Deomp d’ar garnel, kristienien, gwelomp ar relegou,
Eus hor breudeur, c’hoarezed, hon tadou, hor mammou,
Demeus hor amezien, hor brasa migioned
Gwetomp ar stad truezus m’emaint ennan rentet.
« Venons à l’ossuaire, chrétiens, voir les reliques
« De nos frères et sœurs, de nos pères, de nos aïeules,
« De nos voisins, de nos meilleurs amis ;
« Voyons l’état pitoyable où ils s’y trouvent réduits. »
Ainsi commence en effet, la complainte de l’Ossuaire (gwerz ar Garnel), l’un des morceaux les plus sombres de la poésie bretonne. Que nous dit-elle encore ? « Vous les trouverez brisés et émiettés, et la plupart d’entre vous sont même tombés en poussière ; on ne voit plus leur noblesse, ni leur beauté, ni la matière dont ils étaient faits… tout cela n’a plus de nom dans la terre froide de la tombe. »
Guide de la Bretagne mystérieuse, auteur anonyme, Tchou éditeur, 1966, puis Presses Pocket, 1974, pp. 84—85, p. 88, pp. 183—184.
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