Quand je cite l'erreur sur la filiation entre Luernos et Vercingétorix, c'est parce qu'elle est patente. Toutefois, ne réduisez pas mon discours : je relève aussi des constructions spécieuses dans le raisonnement de Sergent, et ce sont ces deux facteurs qui me font douter.
Un autre exemple (toujours sur Celtchar et Képhalos, désolé, mais j'ai préféré enchaîner sur
Les Celtes d'O. Buchsenschutz).
Sergent relève les points communs entre l'histoire de Celtchar, tirée du
Livre de leinster compilé au XII° siècle de notre ère, et les fragments du mythe de Képhalos, dont les traces les plus anciennes remontent à la
Théogonie d'Hésiode, composée au VIII° siècle av. JC. Soit 2000 ans d'écart entre les sources grecques et les sources celtiques. Or, en conclusion, Sergent note que ce sont des "Proto-Celtes, déjà Celtes et rien d'autre" qui "ont transmis à des Proto-Grecs, pleinement Hellènes assurément, un mythe de métaphysique solaire." (J'attire déjà votre attention sur les modalisateurs "et rien d'autre" ou "pleinement… assurément" qui sont là pour masquer bien maladroitement le défaut argumentatif.)
Sacré paradoxe : c'est la culture qui nous lègue la source la plus récente qui aurait fécondé la culture qui nous lègue la source plus ancienne de 2000 ans !! Ca se tient peut-être sur le plan indo-européanisant, mais sur un plan strictement historique, c'est bien difficilement soutenable - surtout quand on sait que le clergé irlandais est pétri de culture classique !
Examinons le raisonnement qui amène Sergent à cette conclusion.
1. Il rapporte le mythe de Celtchar, ne l'élucide pas.
2. Il rapporte les variantes fragmentaires du mythe de Képhalos, et il en propose une interprétation solaire.
3. Dans la mesure où il a relevé des similitudes entre les deux récits, il projette ensuite l'interprétation du mythe de Képhalos sur celui de Celtchar. (Un très bel exemple de syllogisme, c'est-à-dire d'exercice sophistique. C'est grâce à ce syllogisme qu'il vient à faire d'un prédateur nocturne un animal solaire !)
4. Il observe que les composantes solaires du mythe de Képhalos étant étrangères à la mythologie grecque classique, elles doivent venir d'ailleurs, et il en déduit que ce sont les "Proto-Celtes" qui les ont transmises aux "Proto-Grecs".
Plusieurs éléments clochent dans ce raisonnement. Un, je n'y reviendrai pas, il est fondé sur un syllogisme. Deux, ce raisonnement comparatiste est asymétrique : il y a bien observation des deux textes, mais le travail interprétatif n'est fourni
que sur Képhalos, et ses conclusions sont ensuite plaquées sur Celtchar. Dans mon domaine, en littérature comparée, c'est une analyse irrecevable : on interprète les
deux textes comparés avant d'établir une comparaison. Trois, comme Sergent a bien conscience du déséquilibre de sa démonstration, il justifie sa démarche en arguant que le caractère énigmatique de l'histoire de Celtchar provient de la perte de la tradition druidique, qui en rend les clefs celtiques introuvables, sauf en passant par le détour grec. C'est un cache-misère.
Ce que je trouve vraiment très fort, en plus, c'est que Sergent s'appuie sur le mythe de Képhalos pour nous dire que Képhalos/Celtchar sont des variantes d'un être solaire, avant de préciser que ce mythe est étranger à la mythologie grecque et d'en déduire qu'il est d'origine celtique !!
Soyons sérieux : ça ne tient pas la route.
Usher
PS : Ce qui est très marrant, c'est que je retrouve dans le Buschsenschutz de prudentes réserves sur le travail de Sergent :
Mais peut-on avoir une idée de l'histoire des Indiens à partir d'une observation archéologique juxtaposée à un extrait de western et à une cérémonie folklorique actuelle ? B. Sergent n'hésite pas à relier un épisode de la mythologie grecque, une monnaie gauloise, une épopée irlandaise et un saint breton autour du culte d'une même divinité. Mais peut-on dire encore qu'on reconstitue une histoire, ne s'agit-il pas plutôt d'un modèle général de psychologie humaine ?
Les Celtes Armand Colin, p. 20