Erasme, par G. Lejeal, a écrit: [----]Je veux aller plus loin, je veux vous prouver qu’il n’y a pas d’actions d’éclat que je n’inspire, pas d’arts ni de sciences que je n’ai pour ainsi dire créés. La guerre n’est-elle pas le théâtre des actions les plus vantées, le champ où croissent les lauriers ? Et cependant, trouvez-moi rien de plus fou que de s’engager, sans trop savoir pourquoi, la plupart du temps dans des entreprises de cette sorte, qui toujours apportent aux deux partis plus de maux que de biens. Ceux qui tombent, on n’en parle pas, comme jadis à Mégare. Lorsque deux armées sont en présence, lorsque le clairon retentit, à quoi pourraient être bons ces philosophes exténués par l’étude et puisant à peine un souffle de vie dans un sang refroidi ? Ce qu’il faut alors, ce sont des gars bien nourris et robustes, animés d’autant plus de courage qu’ils ont moins de bon sens. A moins qu’on ne veuille se contenter de guerriers de la force de Démosthène, qui, selon le conseil d’Archiloque, jeta son bouclier à la vue de l’ennemi, et se montra aussi pitoyable soldat qu’il était excellent orateur.
L’intelligence, pourra-t-on m’objecter, trouve aussi sa place à la guerre ; je n’en disconviens pas, quant au général ; encore est-ce une intelligence militaire et non pas philosophique qu’il lui faut ; quant au reste, les parasites, les proxénètes, les paysans, les imbéciles, les gueux, en un mot ce que l’on appelle la lie du peuple, suffit amplement pour cueillir les lauriers de la victoire, lauriers auxquels ne pourraient prétendre les philosophes les plus illuminés.
[---]Il est facile de juger à quel point les philosophes sont inaptes aux choses de la vie par l’exemple de Socrate ; ce sage unique au dire peu sage de l’oracle d’Apollon, lequel, obligé à traiter en public je ne sais quelle affaire, s’en tira si mal qu’il emporta les huées de tout son auditoire. Force nous est bien pourtant d’avouer que Socrate n’était pas déjà tant fou lorsqu’il refusait le titre de sage pour l’attribuer à Dieu seul, ou lorsqu’il recommandait au philosophe de se tenir éloigné de la politique ; bien qu’il eut mieux fait au fond d’enseigner qu’on doit s’abstenir de la sagesse, lorsqu’on veut véritablement compter parmi les hommes. La cause de sa condamnation à boire de la ciguë est-elle autre chose que son excès de sagesse ? Au lieu de philosopher sur les nuages et les idées, au lieu de mesurer le pas d’une puce et d’admirer le bourdonnement d’une mouche, que n’a-t-il appris ce qui est nécessaire au commerce de la vie ? il eût évité son sort. Et Platon, ce célèbre disciple de Socrate, comment a-t-il défendu la vie de son maître ? Le bel avocat vraiment ! le bruit de la foule l’ahurit, et c’est à peine s’il peut achever sa première période. Que dire encore de Théophraste, lui qui s’avança un jour dans une assemblée pour y prendre la parole, et resta coi comme en face d’un loup. Ce gaillard-là n’était pas bien propre à exciter le courage des soldats au fort de la bataille ? Parlez-moi encore d’Isocrate, si timide, qu’il n’osa jamais ouvrir la bouche en public ; ou bien de Cicéron, ce père de l’éloquence romaine, qui tremblait et bégayait comme un enfant à chaque exorde de ses discours. Il est vrai que Fabius regarde cette timidité comme la marque d’un orateur intelligent et qui connaît le danger. Mais parler ainsi n’est-ce pas précisément reconnaître que la sagesse est un obstacle à bien faire ? Que serait-il advenu de ses philosophes, s’il eût fallu qu’ils s’escrimassent pour tout de bon avec le fer, ceux qui s’évanouissent déjà de peur à l’idée de se battre à coups de langue ?
Malgré ce, Dieu sait comme on fait sonner le mot célèbre de Platon :
Heureux les peuples si les rois étaient philosophes, ou si les philosophes étaient rois ! Interrogez l’histoire, vous resterez convaincus que les États pâtirent toutes les fois que le pouvoir a été entre les mains d’un philosophe ou d’un homme de lettres. L’exemple des deux Caton, qui je ne me trompe, est bien suffisant pour le prouver. L’un troubla la République par ses accusations inopportunes, l’autre précipita la ruine de sa liberté en mettant trop de zèle à la défendre. Il en a été ainsi des Brutus, des Cassius, des Gracques et de Cicéron lui-même, qui ne fut pas moins funeste à Rome que Démosthène ne l’avait été à Athènes. J’admets, pour un instant, qu’Antonin fut un bon empereur, bien qu’on pourrait le contester, puisque son titre de sage l’avait rendu insupportable et odieux aux citoyens ; mais tout en le tenant pour bon, on ne peut mettre en balance les avantages de son règne avec les maux qu’il a causés, en laissant un fils comme Commode. D’ailleurs, si tous ceux qui s‘adonnent à la philosophie réussissent peu aux choses du monde, il est notoire qu’ils échouent complètement quand il s’agit de procréation. En cela, il faut le dire, la nature a montré sa prudence, car elle a empêché par ce moyen la lèpre de la sagesse d’envahir l’espèce humaine. Cicéron avait un fils complètement dégénéré, et les enfants du sage Socrate tenaient plus de leur mère Xantipe que de lui ; c’est-à-dire, comme on l’a justement fait remarquer, qu’ils étaient passablement fous.
[---]On passerait encore aux philosophes d’exercer les charges publiques comme les ânes jouent de la lyre, s’ils étaient du moins bons à quelques choses dans la vie privée. Mais menez un philosophe au milieu d’un festin ; son silence, sa tristesse ou ses questions saugrenues troubleront aussitôt la fête ; faites-le danser, il déploiera les grâces d’un chameau ; si vous parvenez à l’entraîner à un spectacle son seul aspect glacera les plaisirs de la foule, et comme l’austère Caton, on le priera de quitter le théâtre puisqu’il ne peut quitter pour une heure son air grave et sévère. Qu’il tombe au milieu d’une conservation, c’est un loup dans une bergerie, personne n’ose plus souffler mot. S’agit-il d’acheter, de faire un acte quelconque, une de ces mille négociations que veut le commerce journalier de la vie, notre philosophe n’est plus un homme, c’est une souche. Bref, lui-même, ses parents et les siens n’ont rien à attendre d’un pareil être ; parce qu’il est inhabile à toutes choses, et qu’il se tient éloigné des opinions et des coutumes ordinaires. Une telle différence de mœurs le rend, on le comprend, odieux à tout le monde. Car, retenez-le bien, tout ce qui se fait ici-bas entre les mortels est essentiellement fou, et fait par des fous pour des fous. Qui veut seul s’opposer à l’entraînement universel, n’a selon moi pour ressource que de suivre l’exemple de Thimon le Misanthrope, et d’aller jouir dans quelque solitude profonde de sa tant belle sagesse.
Érasme, Éloge de la Folie, par G. Lejeal, Librairie de la Bibliothèque Nationale, 1907, 160 pages, pp. 41-46.