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MessagePosté: Mer 21 Nov, 2007 19:41
de Muskull
P.S.
Romulus et Rémus nourris par une louve et Zeus par des abeilles dans la grotte des nymphes :
Antoninus Liberalis, Métamorphoses, 19
On raconte qu'en Crète il existe une grotte sacrée habitée par des abeilles dans laquelle, dit-on Rhéa mit Zeus au monde. Personne n'a le droit d'y pénétrer, qu'il soit dieu ou mortel. Tous les ans, à un moment donné, on voit jaillir de la grotte un feu éclatant. On raconte que ce phénomène se produit au moment où bouillonne le sang de Zeus qui coula lors de l'accouchement. Dans la caverne habitent les abeilles sacrées, nourrices de Zeus. Laïos, Céléos, Cerbéros et Aégolios eurent l'audace de pénétrer dans cette grotte, en espérant y recueillir une très grosse quantité de miel ; ils s'étaient complètement couverts d'airain et prirent le miel des abeilles ; ils virent les langes de Zeus et leur armure d'airain se fendit autour de leur corps. Zeus fit entendre un coup de tonnerre et brandit la foudre, mais les Moires et Thémis le retinrent, car il était interdit de mourir dans cet endroit sacré ; alors Zeus les transforma tous en oiseaux ; c'est d'eux que descend la race des oiseaux porteurs de présages, les grives, les piverts, les cerbères et les effrayes ; ils fournissent, par leur apparition, des présages heureux et véridiques mieux qu'aucun autre oiseau, car ils ont vu le sang de Zeus.


Curieux de faire naître le grand dieu athénien en Crète où représentations taurines et bucranes sont légion. Ah le labyrinthe des mythes grecs où pour éviter de se faire croquer tout cru comme un vulgaire baclava par le minotaure et éviter son kourou il faut faire confiance à Ariane. :P

Plus sérieusement, le Tonnant nourri de miel est instructif surtout que la forme taurine il la connaissait pour courir la fredaine. Mais pour débrouiller ou "élaguer" tout ça, la serpe de Smertios est bien utile. :wink:

MessagePosté: Mer 21 Nov, 2007 22:13
de DT
Detienne M., Le mythe — Orphée au miel
In « Faire de l’histoire », t. 3, 1974, pp. 56-75



[p : 56] C'est au milieu du XIXe siècle que s'ouvre entre philologues et anthropologues un débat sur la mythologie. Si les uns et les autres s'accordent à penser qu'il faut rendre compte de « l'élément stupide, sauvage et absurde (1) » contenu dans les mythes, pour les premiers, à la suite de Max Müller, la mythologie n'est que le résultat surprenant de phrases mal comprises, une espèce de « maladie du langage », le fruit d'une histoire que vient de découvrir le comparatisme linguistique ; pour les seconds, de Tylor à Mannhardt, les récits mythiques des Grecs et des Romains sont les témoins d'un « état sauvage de la pensée » que les peuples civilisés ont nécessairement connu et que manifestent encore sous nos yeux « les Australiens, les Boschimans, les Peaux-Rouges et autres races inférieures de l'Amérique du Sud (2) ». Max Müller est mort, et, depuis, les philologues ont mis de l'ordre, ici comme ailleurs. Prudemment, ils ont exorcisé 1'« élément sauvage » dénoncé dans une mythologie qu'eux-mêmes tenaient pour inséparable des valeurs dont ils avaient reçu la charge en même temps que l'héritage de la civilisation gréco-romaine. Pour ce faire, les philologues ont rendu les mythes à l'histoire. De plusieurs manières. D'abord en insistant sur l'appartenance de ces récits à une société sur laquelle ils sont sommés de porter témoignage ; ensuite en décelant dans les mythes la marque de l'événement, au point de condamner les mythologues à suivre à la piste les récits mythiques, à les traquer à travers toute la Grèce depuis la première cité qui en aurait été le lieu originel jusqu'à la dernière qui en aurait eu connaissance par voie de migration (3). Mais surtout ils ont eu recours à une troisième méthode, la plus efficace : ils ont livré [p : 57] le discours mythique à l'histoire littéraire qui, depuis, a trouvé dans le statut écrit de la mythologie classique de quoi justifier son droit de regard sur celle-ci et qui, naguère, se satisfaisait encore de choisir dans ce discours les éléments compatibles avec l'idéologie dominante d'une société bourgeoise dont la philologie dite classique a toujours fidèlement servi les intérêts et les objectifs.
Un siècle après Tylor, l'anthropologie sociale prend l'initiative de renouer le dialogue avec la gent helléniste en lui proposant de réexaminer à la lumière des données de l'Amérique du Sud un des mythes les plus célèbres du monde gréco-romain. Au moment où Claude Lévi-Strauss suggérait de relire les aventures d'Orphée (4), d'Eurydice et d'Aristée dans la perspective des mythes de « la Fille folle de miel », il n'ignorait pas qu'il jetait son dévolu sur un des mythes les plus vivants en Occident, un mythe profondément inscrit dans l'histoire, de deux manières, au moins. D'une part, à cause de la métamorphose en littérature que lui réservent les exploits d'un héros dont la voix est assez mélodieuse pour charmer la nature entière et l'amour assez puissant pour triompher de la mort. Bien avant la quatrième Géorgique de Virgile, Orphée désigne la figure mythique du Poète et du Maître de l'incantation où la parole se confond avec la musique, et, en même temps que sa légende se transforme en phrase musicale (cantate, oratorio, opéra...), elle s'accomplit en mythe majeur de la littérature, dont une des formes extrêmes se dessine dans le « mysticisme esthétique » de Valéry et de Mallarmé (5). D'autre part, le mythe d'Orphée n'est pas seulement chargé d'idéologies littéraires successives ; tel qu'il apparaît dans les Géorgiques, il se réfère à une histoire événementielle dont les circonstances sont explicitées par Servius dans son commentaire aux œuvres de Virgile. En effet, l'épisode d'Aristée avec le mythe d'Orphée et d'Eurydice serait venu, dans une seconde édition des Géorgiques, prendre la place réservée à l'éloge rédigé initialement en l'honneur de Gallus, poète ami de Virgile et préfet d'Egypte, que sa disgrâce auprès d'Auguste devait pousser à se suicider. On a pu dès lors en conclure, de manière très vraisemblable, que Virgile, contraint par son état de dépendance littéraire à modifier son poème, avait choisi de raconter ce mythe de préférence à un autre, non seulement à cause des affinités d'Aristée avec les abeilles, objet du chant IV, mais parce que l'aventure d'Orphée lui offrait l'occasion de [p : 5 8 ] faire allusion en termes discrets à l'ami absent et, en particulier, à la conviction profonde de celui-ci que la passion amoureuse tenait une place centrale dans la vie humaine (6). Cependant, et de façon paradoxale, puisqu'il s'agit d'un mythe éminemment « littéraire », coloré par des références précises à l'histoire, c'est l'échec d'une méthode purement philologique et historique qui autorise, en l'occurrence, une analyse de type structural, dont le premier mérite, pour banal qu'il semble, est de prendre au sérieux un récit mythique, de rendre compte de tous les épisodes, d'expliquer jusqu'aux détails les plus insolites.

RÉSUMÉ DU MYTHE : « A R I S T É E - O R P H É E - E U R Y D I C E ».

Dans le quatrième livre des Géorgiques, après avoir montré comment les abeilles peuvent renaître de la chair putréfiée d'un bovin, Virgile en vient à raconter l'histoire d'Aristée, à qui les hommes doivent l'invention du procédé appelé Bougonie.
Aristée a perdu ses abeilles. Il se lamente et va trouver sa mère, la Nymphe Cyréné, qui lui conseille d'aller consulter Protée. Seul ce devin peut lui apprendre pourquoi les abeilles ont déserté ses ruches. Au temps de la canicule, Aristée se met en embuscade ; il surprend le dieu de la Mer au moment où celui-ci s'apprête à faire la sieste en plein midi au milieu de ses phoques. Maîtrisé par la prise qui l'enchaîne malgré toutes ses métamorphoses, Protée révèle à Aristée que les abeilles l'ont abandonné en châtiment d'une faute grave. Aristée a poursuivi Eurydice qui, pour lui échapper, s'est jetée sur un serpent d'eau monstrueux. Désespéré, Orphée, son époux, s'en est allé la chercher aux Enfers. Déjà Perséphone a rendu Eurydice, quand, soudain, Orphée, oubliant l'interdiction qui lui a été faite, se retourne pour regarder Eurydice et la perd définitivement, avant de périr lui-même déchiré par les femmes, furieuses du mépris dont elles se croient victimes de la part d'un homme aveugle et sourd à tout ce qui n'est pas le souvenir de sa femme.
Ces révélations une fois faites, Protée disparaît, laissant Aristée tout contrit. C'est alors sa mère Cyréné qui lui indique comment il apaisera les Nymphes, compagnes d'Eurydice, en leur offrant le sacrifice de quatre taureaux dont les chairs putréfiées donneront naissance à de nouveaux essaims.
[p : 59] Du mythe d'Orphée et d'Aristée, l'ancienne mythologie a principalement retenu la mort d'Eurydice et la passion tragique qui pousse Orphée à descendre aux Enfers ; et elle a d'autant plus longuement insisté sur le destin exemplaire des amants qu'elle était impuissante à justifier la relation établie par le mythe entre l'apiculteur Aristée et le couple Eurydice-Orphée. En effet, le récit des Géorgiques pose immédiatement deux séries de questions. D'une part, pourquoi Aristée entreprend-il de poursuivre Eurydice, plutôt qu'une autre nymphe ? Pourquoi cette poursuite entraîne-t-elle la disparition d'abeilles qui n'ont, semble-t-il, aucun rapport privilégié avec la jeune épouse d'Orphée ? Par ailleurs, Orphée lui-même n'est-il introduit dans ce mythe qu'à la suite d'Eurydice ? N'a-t-il avec cet apiculteur que des relations fortuites et, en conséquence, gratuites ? Dans une enquête qui a fait date, le philologue allemand Eduard Norden a entrepris de dénoncer le caractère arbitraire du mythe raconté dans les Géorgiques : s'emparant du personnage inconsistant d'Aristée, Virgile aurait imaginé son aventure avec Eurydice et sa rivalité avec Orphée (7). La thèse parut d'autant plus convaincante que le poète des Géorgiques était en apparence le seul témoin d'une collusion entre deux mythes discontinus, au moins quant à leur signification la plus immédiate. Les seules objections vinrent de ceux qui renvoyaient l'inspiration de Virgile à quelque récit grec de l'âge hellénistique ( 8 ) : simple question de « sources » qui ne venait pas mettre en cause l'appartenance de ce récit à l'imaginaire individuel. Si l'ancienne analyse de la mythologie a si tenacement méconnu le sens de la relation triangulaire — Aristée /Euridyce /Orphée — dont les Géorgiques portent témoignage, ce n'est pas seulement parce qu'elle est secrètement poussée à élire dans les mythes les valeurs qui sanctionnent une certaine idéologie de l'homme éternel. Plus profondément, c'est sa propre définition de l'œuvre littéraire qui la rend incapable de reconnaître le double contexte de ce récit : contexte mythique et contexte ethnographique. Seul le premier peut rendre compte de la présence insolite d'Eurydice et d'Orphée dans l'histoire de l'inventeur du miel. Quant au second, il est indispensable pour donner un sens, sur le plan du mythe, à la mésaventure d'Aristée dépouillé [p : 60] de ses abeilles (9). Le récit de Virgile s'ouvre sur la disparition des abeilles d'Aristée. Disparition qui se trouve justifiée de trois manières, également explicites. D'abord par un constat qui transpose l'expérience du paysan et de l'apiculteur à qui s'adresse le chant IV des Géorgiques : les abeilles sont mortes de faim et de maladie (10). Viennent ensuite deux arguments de caractère mythique qui se complètent l'un l'autre : ressentiment d'Orphée et colère des Nymphes (11). Orphée ne se venge pas lui-même de la mort d'Eurydice ; seules ont pouvoir sur les abeilles les Nymphes qui les ont fait passer de la sauvagerie des chênes à la ruche placée sous la protection d'Aristée, et qui, réciproquement, peuvent les soustraire à l'état mi-cultivé, mi-sauvage dans lequel l'apiculture les a placées. Mais l'irritation des Nymphes, compagnes d'Eurydice, ne suffit pas à rendre compte du malheur d'Aristée. Il faut aller plus loin : c'est la faute même, commise par le premier des apiculteurs, qui compromet sa relation privilégiée avec les abeilles.
Depuis Aristote jusqu'aux traités byzantins, tels les Geoponica et le De animalium proprietate de Philé, les Grecs se représentent l'abeille (melissa) à travers un modèle dont les traits essentiels demeurent inchangés pendant plus de quinze siècles. La melissa se définit par un genre de vie à la fois pur et chaste, et par un régime strictement végétarien. Refusant la chasse et la vie carnivore, disposant d'une nourriture « particulière » qu'elle contribue à préparer et qui est une part d'elle-même, l'abeille fait preuve d'une pureté très exigeante : non seulement elle se tient à l'écart des matières putrides et à distance des choses impures, mais elle a la réputation de n'avoir qu'une activité sexuelle extrêmement discrète. De la même exigence de pureté témoigne encore le dégoût que l'abeille éprouve pour les odeurs, les plus agréables comme les plus nauséabondes ; elle a, en effet, particulièrement en horreur le parfum des aromates (12). C'est même là un trait de comportement qui paraît suffisamment marqué pour imposer aux apiculteurs certaines précautions, dont font état les traités techniques consacrés dans le monde gréco-romain à l'apiculture : certains recommandent à l'apiculteur de se faire raser le crâne avant de s'approcher des abeilles afin d'être absolument sûr de ne garder sur lui aucune trace de parfum ou d'onguent aromatique (13). L'extrême sensibilité olfactive de ces insectes n'est pas seule en cause : si les abeilles détestent les parfums, c'est parce qu'elles haïssent la [p : 61] mollesse et la volupté, parce qu'elles n'ont pas d'ennemis plus grands que les débauchés et les séducteurs, c'est-à-dire tous ceux qui font un mauvais usage des onguents et des aromates (14). Et Plutarque, après avoir relevé, dans un de ses traités, avec quel discernement infaillible les abeilles n'attaquent parmi les parfumés que les individus coupables de rapports sexuels illicites (15), souligne, dans un chapitre des Préceptes conjugaux (16), que l'apiculture exige de celui qui s'y livre une fidélité conjugale exemplaire : l'apiculteur doit s'approcher de ses abeilles comme un bon époux de sa femme légitime, c'est-à-dire en état de pureté, sans être souillé par des relations sexuelles avec d'autres femmes. Sinon, le premier sera en butte à l'hostilité de ses pensionnaires comme le second doit subir la colère de sa compagne. C'est ce contexte ethnographique qui permet de comprendre pourquoi Aristée a perdu ses abeilles. En effet, si Virgile se contente de faire une allusion discrète à la fuite d'Eurydice et des Nymphes devant l'apiculteur de Thessalie, d'autres, moins soucieux d'euphémisme, disent ouvertement qu'Aristée désirait Eurydice, qu'il voulait la séduire, qu'il cherchait à lui faire violence (stuprare, vitiare) (17). C'est donc pour avoir un jour porté sur lui l'odeur de la séduction que l'inventeur du miel s'est trouvé disjoint de ses abeilles. Le ressentiment d'Orphée et la colère des Nymphes ne sont que les retombées d'une faute sexuelle qui, en provoquant la mort accidentelle d'Eurydice — piquée dans sa fuite par un serpent — a livré au désespoir un amant passionnément épris de sa nouvelle épouse, et déçu profondément les puissances protectrices des abeilles, qui avaient élu Aristée pour sa conduite exemplaire et pour une bonne éducation dont elles-mêmes, d'ailleurs, étaient largement responsables.
Du contexte ethnographique, qui fait apparaître une relation étroite entre la conduite des abeilles et le comportement sexuel de l'apiculteur, nous sommes ainsi renvoyés à l'ensemble mythique où s'inscrit la rencontre d'Aristée et d'Eurydice. Car deux problèmes se posent immédiatement : que peut signifier l'inconduite d'un personnage dont la réputation d'époux vertueux est solidement établie par le reste de la tradition mythique ? Et pourquoi s'en prend-il à l'épouse d'Orphée alors qu'aucun autre mythe ne les met en relation directe, ni ne fait allusion à leurs affinités éventuelles ? Sans produire ici une démonstration qui demanderait une analyse détaillée des [p : 62] premières séquences du mythe d'Aristée, il suffira d'indiquer d'une part, que toute l'éducation reçue par ce maître du miel aboutit à un mariage solennel avec la fille aînée du roi de Thèbes, beau-père avec lequel l'alliance est scellée grâce au miel que le gendre apporte avec d'autres cadeaux fonctionnels. D'autre part, qu'une des conséquences majeures de l'action d'Aristée — dans l'épisode situé à Céos —, c'est d'instaurer l'eunomie des relations conjugales, le bon miel paraissant constitutif d'un régime matrimonial que ne viennent perturber ni l'adultère, ni la séduction. Veut-on comprendre le subit égarement qui saisit Aristée une fois mis en présence d'Eurydice ? C'est alors le statut sociologique de cette jeune femme qu'il faut interroger et définir dans le cadre de la mythologie du miel, d'autant que, par sa qualité de Nymphe, Eurydice fait partie de ces puissances auxquelles certaines traditions font crédit de l'invention du miel. En effet, deux mythes, étroitement complémentaires, associent dans l'entourage de Déméter les Nymphes et les Femmes-Abeilles, les Melissai. D'après le premier de ces récits, c'est une Nymphe, appelée Melissa, qui découvrit dans la forêt les premiers rayons de miel, et qui, après en avoir mangé et bu, une fois mélangés avec de l'eau, apprit à ses compagnes à préparer cette boisson et à se nourrir de cet aliment. Les Nymphes réussirent ainsi à arracher l'humanité à son état sauvage : sous la conduite de Melissa, d'Abeille, non seulement elles détournèrent les hommes de se manger entre eux pour désormais ne plus consommer que ce produit de la forêt et ce fruit de l'arbre, mais elles introduisirent dans le monde des hommes le sentiment de la pudeur, l'aidōs, dont elles s'assurèrent par une autre invention, destinée à renforcer la première : la découverte des vêtements tissés. Depuis lors, conclut le mythe, aucun mariage ne s'accomplit sans que les premiers honneurs ne soient réservés aux Nymphes, compagnes de Déméter, en souvenir du rôle qu'elles ont joué en instituant un genre de vie régi par la piété et approuvé par les dieux. Le second récit vient éclairer la collusion de Déméter avec les Nymphes du miel et des abeilles. La présence de Déméter est loin d'être insolite dans un mythe centré sur un genre de vie « cultivé » qui combine un régime alimentaire et un comportement sexuel, mais elle s'explique encore mieux par référence à une donnée rituelle dont le second mythe fait explicitement état. Après l'enlèvement de Perséphone, Déméter endeuillée [p : 63] remit entre les mains des Nymphes le panier (kalathos) qui avait contenu l'ouvrage de Perséphone, et elle se rendit à Paros où elle fut accueillie par le roi Melisseus, le roi des Abeilles. Au moment de prendre congé, la déesse voulut remercier son hôte et offrit aux soixante filles de Melisseus la toile que Perséphone tissait en prévision de ses noces, tandis qu'elle leur confiait ses souffrances et leur révélait les cérémonies secrètes qu'elle voulait instituer. Depuis lors, les femmes qui célèbrent les Thesmophories — la fête de Déméter réservée aux épouses légitimes — portent le titre de Melissai, elles sont appelées rituellement les Abeilles.
Cette fois, l'accent est mis non plus sur le régime alimentaire, qui passe à l'arrière-plan, mais sur deux statuts féminins différents entre lesquels oscillent les filles de Melisseus, en recevant d'abord la toile tissée de Perséphone qui connote l'état de numphē, de jeune fille tournée vers le mariage, et, ensuite, en prêtant leur nom aux femmes mariées, aux épouses légitimes qui se réunissent pour célébrer les mystères de la Déméter Thesmophore. Femme Nymphe, femme Thesmophore : ce double visage des filles de Melisseus n'apparaît dans ses traits distinctifs qu'une fois replacé sur un fond de représentations où l'abeille est le symbole animal de certaines vertus féminines. En évoquant précédemment certaines particularités du comportement des abeilles, nous avons fait appel au témoignage de Plutarque qui développait une longue comparaison entre l'abeille et l'épouse légitime. Quand l'auteur des Préceptes conjugaux recommande au mari d'avoir pour sa femme les mêmes égards qu'un apiculteur réserve aux abeilles de sa ruche, il s'accorde avec une tradition, aussi ancienne qu'Hésiode, pour laquelle l'abeille représente la bonne épouse avec autant d'évidence que le renard symbolise la ruse. Dans la pensée des Grecs, la melissa est la femme-emblème des vertus domestiques : fidèle à son mari, mère des enfants légitimes, elle régente l'espace intime de la maison, prenant soin du bien conjugal et sans jamais se départir d'un comportement plein de réserve et de décence (sōphrosunē aidōs), cumulant ainsi les fonctions de l'épouse et celles d'une espèce de surintendante qui ne se montre ni gourmande, ni portée à la boisson, ni encline à dormir, et qui refuse obstinément les babils amoureux à quoi se plaît la gent féminine.
C'est par rapport à ce modèle de la femme-abeille que se [p : 64] distribuent dans leurs différences les deux statuts féminins assumés par les filles de Melisseus, tantôt Nymphes, tantôt Thesmophores. Comme les femmes célébrant les Thesmophories sont les seules qui portent le titre rituel de Melissai, d'Abeilles, c'est par ce statut qu'il convient de commencer. La configuration des Thesmophories ne se dessine nulle part plus nettement qu'en regard du rituel des Adonies ; la confrontation de ces deux fêtes découvre une série d'oppositions fondamentales : entre Déméter et Adonis, entre les céréales et les aromates, entre le mariage et la séduction (1 8 ). D'un déchiffrement entrepris à l'occasion d'une analyse de la mythologie des aromates, deux points méritent d'être retenus : le contraste entre l'épouse légitime et la courtisane ; la distance qui sépare la première, légèrement malodorante, de la seconde, violemment parfumée. Alors que les fêtes d'Adonis offrent le spectacle du dérèglement dont sont capables les femmes abandonnées à elles-mêmes, les Thesmophories se déroulent toujours dans une atmosphère grave sinon sévère. Les dévotes d'Adonis sont souvent des courtisanes, les fidèles de Déméter Thesmophore sont toujours les épouses légitimes des citoyens, auxquelles la fête est strictement réservée : sont exclues de la cérémonie les esclaves, les femmes de métèques et d'étrangers, et, bien entendu, les concubines et les courtisanes. Entre la Thesmophore et la dévote d'Adonis, l'opposition s'accuse en particulier dans le comportement sexuel que le rituel impose à l'une et à l'autre : dans les Adonies, hommes et femmes se traitent en amants, sur le modèle du couple formé par Aphrodite et Adonis ; dans les Thesmophories, non seulement tous les hommes sont soigneusement tenus à l'écart mais les femmes mariées sont astreintes à la continence pendant toute la durée de la fête. Cette interdiction de rapports sexuels est garantie de deux manières : d'abord par l'usage de branches de gattilier, assemblées en litières et choisies pour leur vertu anaphrodisiaque ; ensuite par une espèce d'odeur légèrement nauséabonde qui accompagne le jeûne auquel se soumettent les fidèles de Déméter. Au contraire des courtisanes parfumées qui participent aux Adonies, la Thesmophore émet une très légère odeur de jeûne qui remplit le même rôle que, dans les Skirophories, l'odeur de l'ail consommé par les femmes — explique Philochore d'Athènes — pour ne pas avoir l'haleine parfumée et se tenir ainsi plus sûrement à l'écart des plaisirs amoureux. Bref la discrétion sexuelle et alimentaire dont fait [p : 65] preuve la Thesmophore la désigne comme une forme hyperbolique de la femme-emblème des vertus domestiques que représente la melissa. Davantage : la Thesmophore est, sur le plan rituel, le répondant sociologique de ces abeilles irritées par le parfum des aromates.
Tableau I



Quant à la Nymphe, qui est en l'occurrence la numphē, la délimitation de son statut passe nécessairement par la définition de son nom. Dans la classification grecque des âges féminins, la numphē désigne la position médiane entre la korē et la mētēr. Korē, c'est souvent la fille impubère, c'est toujours la femme non mariée (agamos) ; mētēr, au contraire, c'est la matrone, la femme qui a mis des enfants au monde. A l'intersection [p : 66] de ces deux catégories, numphē s'applique aussi bien à la jeune femme quand elle est à la veille de son mariage qu'à la nouvelle épouse avant qu'elle ne soit devenue la femme que sa progéniture a définitivement enracinée dans le foyer étranger de son mari. Ambivalence qui fait de la numphē une abeille ambiguë et, par là, très différente de la Thesmophore. Dans ses relations rituelles avec les Nymphes qui patronnent le mariage, président à l'hydrophorie, reçoivent les « sacrifices qui précèdent le mariage » (proteleia), surveillent le tissage du long voile nuptial, la numphē représente un type de femme qui mérite pleinement la qualité d'abeille, non seulement parce qu'elle se soumet à des procédures purificatoires qui la qualifient pour la part la plus rituelle du mariage, mais aussi parce qu'elle donne à voir l'aidōs et la sōphrosunē, la décence et la réserve qui sont la marque de son nouvel état. Toutefois, avant de se muer en Thesmophore, avant de devenir une Abeille, au sens rituel, la numphē doit nécessairement passer par un autre état. Dans les jours qui suivent immédiatement le mariage, elle va mener la vie réservée aux jeunes mariés, le numphiōn bios. Couronnés de plantes aphrodisiaques telles que le myrte et la menthe, croquant des gâteaux de sésame et de pavot, les nouveaux époux n'ont d'autre souci que de mener une « vie de plaisir et de volupté », caractérisée par l'hēdupatheia, bref un genre de vie connoté par le miel, puisque la tradition proverbiale en Grèce pose une équivalence entre les expressions « se saupoudrer de miel, se rouler dans le miel » et l'hēdupatheia qui est recherche d'un plaisir et d'une jouissance excessive. En ce temps de la « lune de miel », la jeune épousée, la numphē, court le risque de n'être plus abeille mais frelon (kēphēn), de se transformer en abeille inversée : une abeille qui serait carnivore, pleine de sauvagerie, en proie à des désirs excessifs, poussée à se gorger de miel sans mesure, et condamnée à se rouler dans ce « miel de frelon » par quoi Platon entendait désigner tous les plaisirs du ventre et de la chair.
Le statut de numphē représente donc dans la vie féminine un état ambigu, car si la société, par des procédures rituelles, invite la numphē à se conduire en bonne abeille, elle ne peut cependant empêcher que la jeune mariée, en ayant accès aux plaisirs amoureux (aphrodisia), n'exhale d'elle-même un parfum qui la rende désirable et par là même momentanément dangereuse. Il fallait faire ce détour par la lune de miel pour [p : 67] comprendre comment Eurydice, la toute jeune épouse d'Orphée, a pu, bien involontairement, transformer le maître de la ruche en un vulgaire séducteur : en s'élançant à la poursuite d'Eurydice, Aristée succombe un instant à la séduction exercée par la lune de miel, c'est-à-dire à la séduction interne au mariage, celle qui menace de préférence un personnage dont toute la carrière se déroule à l'intérieur de l'espace conjugal. Que la Nymphe Eurydice soit particulièrement qualifiée pour tenir le rôle d'une jeune épouse en sa lune de miel, il suffit pour s'en convaincre de rappeler que le personnage mythique d'Eurydice s'épuise entièrement dans sa relation amoureuse avec Orphée, avec l'Enchanteur de Thrace, dont il reste, pour compléter cette analyse, à montrer que son intrusion dans l'histoire d'Aristée n'est ni fortuite ni gratuite.

Tableau II



C'est à un double titre qu'Orphée a place dans la mythologie du miel : autant par l'amour excessif dont il entoure Euridyce que par le contraste qu'il offre sur plusieurs plans avec son rival éphémère, l'apiculteur Aristée. Aussi loin que s'atteste leur complicité, Eurydice et Orphée forment un couple d'amants qui ne supportent pas d'être séparés, fût-ce par la mort. Quand Orphée, usant de la séduction que lui confère une voix de miel, obtient de quitter les Enfers avec Eurydice, les Dieux d'En-Bas lui imposent de respecter un triple interdit : oral, visuel et tactile (19). Ne pas parler à Eurydice, ne pas la regarder, [p : 68] ne pas l'embrasser : ce sont trois formes de séparation provisoire, trois modalités de la distance que les dieux infernaux imposent à des amants trop violemment épris l'un de l'autre pour accepter de différer l'instant de se rejoindre. Le « trop grand amour » (le tantus furor de Virgile) (20) qui précipite la perte d'Eurydice en même temps que celle d'Orphée est le signe de leur impuissance à vivre la relation conjugale en dehors de la lune de miel. L'histoire d'Orphée et d'Eurydice n'est pas celle d'un amour tragique ou de l'amour-passion : c'est l'échec d'un couple incapable d'établir une relation conjugale à bonne distance.
Mais la propension à « se rouler dans le miel » n'est pas le seul trait d'Orphée qui justifie le rattachement de son histoire à la mythologie du miel et rende compte de sa collusion avec le maître des abeilles. L'amant d'Eurydice est doublement marqué par le miel : métaphoriquement d'abord, puisque de sa bouche mélodieuse coulent des accents de miel grâce auxquels — d'après toute la tradition grecque — il réussit à charmer la nature entière, entraînant derrière lui les poissons, les oiseaux et les bêtes les plus sauvages. Sur un plan alimentaire, ensuite, qui définit un genre de vie dont il est l'initiateur légendaire : un régime de gâteaux et de fruits enduits de miel dont, par refus de l'allélophagie, se nourrissent les sectateurs de son nom, et qu'ils veulent offrir en sacrifice aux dieux pour éviter de faire couler le sang des animaux domestiques. Afin de préciser la position d'Orphée dans la mythologie du miel, il faut le confronter non seulement avec Aristée, mais avec Orion, un chasseur sauvage dont les aventures, préfigurées par les exploits d'Actéon, le fils d'Aristée, se développent en contraste constant avec celles du maître des abeilles. Une relation triangulaire entre Orphée, Aristée et Orion s'établit sur trois plans : animaux, femmes, miel, trois plans sur lesquels Orion et Orphée se répondent comme deux termes extrêmes situés de part et d'autre d'Aristée, leur médiateur commun. Brutal, violent, massue au poing, Orion apparaît dans toute la tradition mythique comme un homme sauvage, lancé à la poursuite de bêtes féroces dont il se plaît à faire un grand massacre, allant même jusqu'à se vanter de faire disparaître de la surface de la terre tous les animaux qu'enfante et porte Gaia. Orphée est à l'opposé d'Orion : alors que celui-ci fait preuve d'un excès de sauvagerie en se livrant à la chasse la plus démesurée, [p : 69] celui-là se signale par un abus de douceur en rassemblant autour de lui toutes les bêtes que porte la terre, y compris les plus féroces, attirées comme les autres par le charme de sa voix et la séduction de son chant. Quant à Aristée, qui est à la fois chasseur et pasteur, agreus et nomios, son originalité, c'est de se tenir à distance égale de ces deux comportements excessifs : tandis qu'il apprivoise certaines espèces animales (bœufs, chèvres, moutons) dont il institue l'élevage, Aristée chasse à l'aide de pièges les bêtes sauvages (loups et ours) qui menacent directement ses activités de pasteur et d'apiculteur. Le même écart différentiel entre les trois personnages se retrouve dans leur attitude envers les femmes. Orion ne sait que les violer : à peine a-t-il vu la fille de son hôte à Chios qu'il la désire et veut en abuser; dès qu'il aperçoit les Pléiades, il s'élance à leur poursuite ; et la violence du désir l'égare jusqu'à porter la main sur Artémis qui assistait à une de ses chasses d'extermination. A l'opposé de cette brute, Orphée est un jeune époux passionnément épris de la jeune femme avec laquelle il mène une lune de miel abusive, qui lui interdit — comme à Orion, mais par un excès d'attachement et non plus de violence — de devenir soit un bon gendre, soit un parfait mari. En d'autres termes, l'un et l'autre, mais par des excès contraires, sont tenus à l'écart de la position sociologique que le mythe assigne à l'apiculteur Aristée, mari qui se tient à bonne distance de son épouse et qui trouve dans le miel l'instrument de l'alliance avec un beau-père.
C'est toutefois sur le plan du miel qu'apparaît le plus nettement la médiation d'Aristée entre Orion et Orphée. Apiculteur exemplaire, Aristée reçoit des Nymphes la charge de soigner les abeilles et il obtient de ses protectrices la révélation du procédé qui doit fixer définitivement le miel et les abeilles dans le monde des hommes. Le miel d'Aristée définit une forme de vie cultivée dont sont exclus Orion aussi bien qu'Orphée mais l'un et l'autre pour des raisons diamétralement opposées. Alors que le géant Orion, par excès de brutalité et de violence, ne réussit pas à s'arracher à un état sauvage qu'il rend encore plus manifeste lorsqu'il entreprend la chasse-poursuite des Pléiades, ces Femmes-Colombes, homologues aux Abeilles nourricières de Zeus, Orphée, par excès de miel, est condamné à osciller entre l'en-deçà et l'au-delà d'un monde cultivé dont l'apiculture a tracé en pointillé les premiers contours.
[p : 70] C'est parce qu'il est « tout miel » qu'Orphée abolit les frontières entre le sauvage et le cultivé, et qu'il confond l'un dans l'autre le mariage et la séduction. Autour d'Orphée, les loups et les ours voisinent avec les daims et les chevreuils, et les animaux les plus féroces se montrent plus doux que des agneaux. De même qu'il est tout miel pour la Nature entière, Orphée, par attachement excessif envers sa jeune épouse, ne peut s'empêcher d'être l'amant et le séducteur d'une femme dont il est également l'époux légitime.

Tableau III



Il n'est pas jusqu'à la mort tragique d'Orphée qui ne vienne confirmer son impuissance à s'établir dans le domaine défini par l'action d'Aristée. Une fois Eurydice définitivement perdue, son époux désespéré passe de la proximité abusive à la distance excessive : Orphée se détourne des femmes qui, furieuses d'être méprisées, se conduisent à son égard comme des bêtes féroces et semblent ainsi prendre la place laissée libre par ces dernières dont Orphée a préféré la compagnie et la familiarité.
[p : 71] Ce schéma spatial est illustré par les Métamorphoses d'Ovide : au moment où la gent féminine lance l'assaut qui se terminera par le démembrement d'Orphée, l'homme à la voix de miel se trouve au centre d'un cercle d'animaux sauvages qui seront les premières victimes de ces bacchantes en fureur, armées de sarcloirs, de hoyaux, de faucilles, de pilons, de broches, de doubles haches, c'est-à-dire d'une série d'instruments de la vie cultivée hors de laquelle Orphée est ainsi définitivement rejeté.
Haine des abeilles pour les séducteurs, statut social de l'apiculteur, position sociologique de la jeune mariée, définition du miel par rapport à la chasse et à la non-chasse, autant d'aspects et de dimensions qui découvent l'horizon mythique sans lequel la mésaventure d'Aristée et d'Orphée reste confinée dans les limites d'un récit de caractère littéraire. Dans le domaine de la mythologie classique, l'apport méthodologique de l'anthropologie sociale est autant de constituer le discours mythique en objet autonome que de formuler les règles premières pour en assurer le décryptage. Le discours mythique inscrit dans le récit de Virgile, ne prend forme qu'une fois défini son double contexte : ethnographique et mythique. Pour que se dégagent les différents plans de signification ou codes qui constituent la texture du mythe, il faut que soit circonscrit l'ensemble culturel du miel : depuis les techniques de récolte et les symbolismes de l'abeille jusqu'à des institutions comme le mariage et certaines pratiques rituelles. Parallèlement pour interpréter le mythe d'Orphée, il faut expliciter ses relations avec d'autres mythes comme ceux d'Aristée et d'Orion qui composent avec le premier un groupe à l'intérieur duquel s'effectuent un certain nombre de « transformations ». Au terme de ce double développement, à la verticale pour les plans de signification, et à l'horizontale pour les corrélations entre mythes distincts, tous les éléments d'un mythe deviennent pertinents, et le décryptage n'a de cesse que soit complètement inventoriée la richesse logique du discours mythique (21).
Sans doute, le mythe d'Orphée peut-il recevoir d'autres interprétations, mais celles-ci ne s'imposent qu'une fois déchiré le réseau des codes (en l'occurrence, sociologique, alimentaire, sexuel) qui constituent l'armature des mythes du miel. C'est ainsi que le regard posé par Orphée sur Eurydice, dès que ce motif est isolé des autres interdits (oral, tactile) que permet [p : 72] de reconnaître l'analyse structurale, devient pure impatience ou, comme dans l'opéra de Monteverdi, incapacité de maîtriser ses impulsions, ou encore — et c'est la version de Rameau — désobéissance aux conventions amoureuses (« De ses désirs impétueux/L'amant habile est toujours maître ») (22), à moins que l'humanisme n'y découvre « le plus admirable symbole de l'amour... qui, plus fort que la mort, triomphe de tout, sauf de lui-même (23) ». Autant de lectures parcellaires, fascinées par le miroitement d'un seul motif, mais qui pourraient se réclamer des Géorgiques où Virgile, tout en respectant les contraintes du mythe et sans opérer aucune distorsion majeure, confère au regard d'Orphée une importance qui trahit en ce point du récit l'intention idéologique.
C'est même là, en première approximation, un trait topique pour définir le niveau de pensée mythique que représente cette mythologie : savoir que la plus grande part du discours mythique produit par les sociétés anciennes se trouve enfermée dans la gangue d'un récit littéraire, souvent infléchi par différentes formes d'idéologie, sans que le développement de ces dernières défigure le mythe ou entraîne nécessairement son dépérissement. Trait qui peut se combiner avec un autre, dégagé au terme d'une enquête portant sur un ensemble de mythes centrés sur les aromates et la séduction : que les catégories et les rapports logiques découverts par l'analyse structurale dans la mythologie sont très largement les mêmes que ceux utilisés et exploités par les Grecs dans une série d'œuvres de caractère rationnel, élaborées dans le même temps que les productions littéraires où s'inscrit le discours mythique. Toutes provisoires qu'elles sont, ces quelques conclusions sur le type de pensée mythique attesté en Grèce invitent à ne pas établir entre les mythes du miel autour d'Aristée et la mythologie correspondante de l'Amérique du Sud les relations trop étroites que paraissent indiquer les affinités immédiates entre deux ensembles mythiques, d'inégale dimension certes, mais centrés l'un et l'autre sur une pathologie du mariage dont l'opérateur mythique est le miel. Il ne s'agit plus, comme au temps de Tylor, de retrouver les traits mi-effacés d'un « état sauvage de la pensée » dont les sociétés archaïques seraient le révélateur, mais d'abord, essentiellement, de définir la grammaire du mode de pensée qui s'exprime dans les mythes, sans préjuger la question de savoir si la pensée mythique a le privilège de contenir une [p : 73] image du monde immanente à l'architecture de l'esprit ou si certaines ressemblances structurelles sont à mettre au compte d'un héritage paléolithique dont seraient également tributaires l'Ancien et le Nouveau Monde. Le mythologue est requis par des tâches plus urgentes : construire, par-delà les cycles et les classifications des mythographes de l'Antiquité, des groupes de mythes à partir d'un inventaire exhaustif de leur contexte ethnographique ; ou encore, étant donné que cette mythologie est fortement intégrée à différents genres littéraires, développer l'analyse de l'espace sémantique propre aux mythes et articuler les structures linguistiques aux structures mythiques (24).
Autant de projets qui dessinent le cheminement d'une histoire dont le discours mythique ne peut être séparé tout au long de la civilisation gréco-romaine. Naguère encore, le mythe isolé offrait à la curiosité de l'helléniste la forme étrange d'un résidu institutionnel ou la trace à peine lisible d'un comportement archaïque. Désormais, il ne s'agit plus d'extraire d'un récit mythique une institution ou une pratique sociale comme une noix de sa coque écrasée. C'est toute la pensée d'une société qui se découvre dans son discours mythique, car l'analyse structurale, on le sait, ne peut progresser qu'à partir d'une connaissance exhaustive du contexte ethnographique de chaque mythe et de chaque groupe de mythes. Pratiques rituelles, techniques économiques, modalités du mariage, institutions juridiques, classifications des animaux, représentations des espèces végétales, ce sont autant d'aspects d'une société que le mythologue doit inventorier pour définir la pertinence de chaque terme dans une séquence et de chaque séquence dans un récit que ses différents codes ou plans de signification permettront de situer au sein d'un ensemble mythique de plus ou moins grande importance. Or tout ce contexte ethnographique, qu'est-ce sinon de l'histoire, cette histoire dont le rythme, la chronologie, les changements, les flux et les reflux sont l'objet du savoir historique des sociétés anciennes depuis le XIXe siècle ? Les modèles structuraux du mythologue ne peuvent se passer des analyses de l'historien sans lesquelles leur cohérence et leur logique seraient privées de fondement.
Mais à l'histoire événementielle de l'antiquaire et du chiffonnier qui traversent la mythologie, un crochet à la main, [p : 74] heureux de dénicher çà et là un lambeau d'archaïsme ou le souvenir fossilisé de quelque événement « réel », l'analyse structurale des mythes, en dégageant certaines formes invariantes à travers des contenus différents, oppose une histoire globale qui s'inscrit dans la longue durée (25), plonge par-dessous les expressions conscientes et repère sous l'apparente mouvance des choses les grands courants inertes qui la traversent en silence. Premier profit pour l'histoire d'aujourd'hui, qui se double d'un autre : c'est qu'en scrutant les mythes en eux-mêmes, dans leurs modes d'organisation propres, l'historien du monde grec entreprend à son tour de dégager certaines propriétés générales de la pensée mythique, confronté en lui-même avec les problèmes d'une société où l'avènement d'une pensée philosophique inédite modifie sans doute le fonctionnement des mythes mais sans les condamner pour autant à un dépérissement immédiat (26).

NOTES
1. A. Lang, La Mythologie (trad. française par L. Parmentier, préface de Ch. Michel), Paris, 1886, p. 20.
2. Id., ibid., pp. 57-58 et 63.
3. C'est la méthode de O. Gruppe, dans la Griechische Mythologie und Religionsgeschichte, Munich, 1906, 2 vol., 1923 pages.
4. Cl. Lévi-Strauss, Du miel aux cendres, Paris, 1966, p. 347, n. 1.
5. Cf. Marie Desport, L'Incantation virgilienne. Virgile et Orphée, Bordeaux, 1952 ; et « Le mythe d'Orphée au XIXe et au XXe siècle », dans les Cahiers de l'Association internationale des Études françaises, n° 22, mai 1970 (Paris, Les Belles Lettres), pp. 137-246.
6. Jean-Paul Brisson, Virgile. Son temps et le nôtre, Paris, F. Maspero, 1966, pp. 305-329.
7. Ed. Norden, „Orpheus und Eurydice“, Sitzungsberichte der Preuss. Akad. d. Wissensch., 1934, p. 626 sqq., repris dans Kleine Schriften, Berlin, 1966, pp. 468-532.
8. Comme l'avait suggéré U. von Wilamowitz, Der Glaube der Hellenen, I3, Bâle, 1955, p. 244, n° 2. Cf. L. P. Wilkinson, The Georgics of Virgil. A critical Survey, Cambridge, 1969, pp. 325-326.
9. L'analyse, présentée ici sous une forme succincte et sans références exhaustives, sera reprise en détail dans un travail d'ensemble consacré aux mythes du miel en Grèce. Nous aurons là l'occasion de discuter une analyse comme celle de Ch. P. Segal (« Orpheus and the Fourth Georgic. Vergil on Nature », American Journal of Philology, 1966, pp. 307-325) qui se situe sur un plan purement littéraire.
10. Virgile, Géorgiques, IV, 25l sqq. et 318-3l9.
11. 453 et 533-534.
12. Aristote, Histoire des animaux, IX, 40, 626 a 26 sqq. ; Théophraste, De causis plantarum, VI, V, 1 ; etc.
13. C'est l'usage en Egypte d'après Aristophane de Byzance (dans les Anecdota graeca, éd. V. Rose, II, Berlin, 1870, p. 23, 2-8).
14. Elien, H.A., V, 11 ; Geoponica, XV, 2, 19.
15. Plutarque, Quaestiones naturales, n° 36, éd. Sandbach (coll. Loeb, t. XI, pp. 218-220).
16. Préceptes conjugaux, 144 D-E.
17. Servius, In Verg. Georg., IV, 317 ; Schol. Bern. Verg. Georg., IV, 493, éd. Hagen.
1 8 . Cf. M. Detienne, Les Jardins d'Adonis, Paris, coll. « Bibliothèque des histoires », Gallimard, 1972.
19. Virgile, Géorgiques, IV, 487 ; Culex, 289-293.
20. Virgile, Géorgiques, IV, 495.
21. Claude Lévi-Strauss a défini sa méthode d'analyse, en quelques points, dans Problèmes et méthodes d'histoire des religions, Paris, 1968, p. 5.
22. Cf. J. Bellas, « " Orphée " au XIXe et au XXe siècle : interférences littéraires et musicales », dans Cahiers de l'association internationale des études françaises, n° 22, mai 1970, pp. 229-246.
23. A. Bellessort, Virgile, Paris, 1920, p. 145.
24. Cf. D. Sperber, « Le structuralisme en anthropologie », dans Qu'est-ce que le structuralisme ? Paris, Seuil, 1968, pp. 200-206.
25. Cf. A. Burguière, Présentation du numéro spécial des Annales E.S.C. : « Histoire et structure », 1971, n° 3-4, p. V-VII.
26. Depuis la rédaction de ce chapitre (sept. 1971), un colloque sur le mythe grec organisé par le Centre international de Sémiotique et de Linguistique d'Urbino (Italie), du 7 au 12 mai 1973, m'a donné l'occasion de revenir sur l'ensemble des problèmes posés par l'analyse structurale des mythes grecs. Cf. le rapport « Mythes grecs et analyse structurale », à paraître dans les Actes du colloque, Quaderni Urbinati, 1974.

suite interprétation

MessagePosté: Mer 21 Nov, 2007 22:33
de matthaeus
En fait, je pense que le culte du Soma Celtique se retrouve dans la cueillette du gui. J'ai trouvé un parallèle intéressant entre le rite conté par Pline l'Ancien, dans son Histoire Naturelle, et les illustrations d'Esus retrouvées sur le Pilier des Nautes et la pierre des Nautes.

Pline écrit à la fin de son texte : "Ils [les Gaulois] préparent selon les rites au pied de l'arbre un sacrifice et un festin religieux et amènent deux taureaux blancs dont les cornes sont liées alors pour la première fois. Un prêtre, vêtu de blanc, monte dans l'arbre, coupe le gui avec une serpe d'or et le reçoit sur un sayon blanc. Ils immolent ensuite les victimes en priant le dieu de rendre son présent propice à ceux auxquels il l'a accordé. Ils croient que le gui, pris en boisson, donne la féminité à tout animal stérile, qu'il est un remède contre tous les poisons. Tant les peuples mettent d'ordinaire de religion dans des objets frivoles !

Selon ma théorie:
I/ ESUS monte dans l'arbre
II/ Il atteint le taureau et le tue
III/ Il recueille son sang et en fait un breuvage d'immortalité.

Chez Pline
I/ Le druide habillé de blanc (couleur sacerdotale) monte dans l'arbre
II/ Il débusque le gui et le coupe avec une serpe d'or (métal consacré lié au feu)
III/les prêtres restés au pied de l'arbre immolent les deux taureaux blancs dont les cornes sont liées. Ils pressent ensuite le gui pour en faire une boisson qui redonne la fécondité et la santé.

Les deux situations ont de profondes similitudes et il n'y a aucune raison pour que la cueillette du gui ne commémore pas la création du Soma celtique par le dieu Esus. L'arbre figure l'arbre cosmique portant l'autre monde et le taureau aux trois grues, le gui caché dans l'arbre. Même si ces propriétés sont imaginaires, le gui est donc considéré par les Celtes comme la plante d'immortalité.

Un rite équivalent se trouvent chez les Romains : Durant les Vinalia Rustica du 19 août, le rite essentiel est celui où le Flamen Dialis consacre le vin nouveau, en écrasant du raisin et en immolant des agneaux. Le vin n' a pas droit de partir pour Rome avant ce rite singulier.
Pourquoi le rite concerne-t-il le flamine de Jupiter et non celui de Quirinus ? Pourquoi ce flamine tue-t-il des agneaux ?
Jupiter cumule les pouvoirs de la Ie fonction, ceux des dieux védiques Varuna et Mitra. Son flamine réalise un rite qui est rattaché au dieu juriste pouvoyeur d'immortalité. Le flamine tue un agneau après la prise en main de la grappe, le prototype du dieu juriste tue un taureau afin d'en cueillir le sang. Le rite est le même, seule l'espèce de l'animal change, mais c'est toujours un ruminent qui est sacrifié. L'agneau devait être au temps de la royauté romaine la richesse la plus importante des pasteurs latins. Le vin, considéré comme extrait de l'agneau, est fin prêt à partir pour Rome. Bien sûr, les Romains ont oublié la signification de ce rite, comme ils l'ont fait pour d'autres.

Pour plus de renseignements sur les Vinalia Urbana ou Priora et les Vinalia Rustica : Schmitz, Leonhard. A Dictionary of Greek and Roman Antiquities. (1875)

Pour le rite celte et le rite romain, les plantes sont différentes mais le mode opératoire est presque le même (taureau = agneaux), et le résultat escompté est le même à l'origine, celui d'une boisson sensé donner l'immortalité. Sauf qu'à Rome, le pouvoir religieux que devait avoir exclusivement le vin s'est perdu dans la consommation de masse de cette boisson.

MessagePosté: Mer 21 Nov, 2007 23:01
de Alexandre
A DT :
Très bel article, pour lequel il existe des correspondances probables en Perse. Mais je vois mal le lien avec le soma. Au contraire, il est explicitement fait mention dans les Vedas de ce que l'on sacrifie du lait à Mitra - parce que doux - et du soma à Varuna - parce qu'enivrant.

A Mattaeus :
J'aime de mieux en mieux ton interprêtation.
J'aurais le plus grand mal à la numériser, mais j'ai chez moi une image explicitant le même genre de conceptions concernant le sang du taureau porteur de vie dans le contexte du Mithraïsme romain.

MessagePosté: Mer 21 Nov, 2007 23:24
de Alexandre
Extrait de http://museums.ncl.ac.uk/archive/mithras/frames.htm :

Mithras's early life was one of hardship and painful triumph. Finally,he captured the primaeval bull and, after dragging it back to his cave, killed the animal in order to release its life force for the benefit of humanity: from the bull's body grew useful plants and herbs, from its blood came the vine, and from its semen all useful animals. This bull slaying scene - known as a tauroctony -was to be found in relief or as a wall painting in all Mithraea. The scene includes the Sun god and the Moon goddess as well as the Raven, the Sun god's messenger. Mithras is assisted by a dog, a snake and a scorpion, and is attended by the twin Torchbearers, Cautes and Cautopates.

Interprétation (suite)

MessagePosté: Jeu 22 Nov, 2007 1:41
de matthaeus
Alexandre,
Que penses-tu du fait que le gui pourrait être la plante sacrée utilisée pour le Soma Celtique ?

C'est vrai que dans les autre cultures indo-européennes, c'est le raisin et le vin qui sont devenus les plantes sacrées par excellence, lorsque l'identité de la plante hallucinogène utilisée à l'origine a été oubliée.

Le cas des Scandinaves est assez différent: Ce sont les dieux Ases et Vanes qui ont créé l'hydromel. En signe de contrat, les deux clans ont craché dans un pot et de ce pot est né Kvasir. Ce personnage a eu le malheur de demander son chemin à deux nains (Galar et Fjalar), qui l'ont assassiné et mélangé à du miel. Le mélange a donné un hydromel aux capacités extraordinaires, que Odhinn confisque aux nains.

Interprétation du Ier bloc

MessagePosté: Jeu 22 Nov, 2007 1:43
de matthaeus
Sur le premier bloc du Pilier des Nautes, nous avons SMERTRIOS, CASTOR, CERNUNNOS et POLLUX, deux figures celtes et deux figures grecques.
Ils sembleraient que ce premier bloc fassent référence à la souveraineté sombre, constituée par Smertrios et Cernunnos, jumeaux représenté par les dioscures sur les bas-reliefs d'inspiration grecque. Ce bloc et le bloc de Jupiter-Esus se font écho: en haut nous avons la souveraineté sombre dans son combat pour régner sur le monde, en bas nous avons la souverainté lumineuse et créatrice.

Smertrios se bat contre un serpent . Dans quel but ?
Cet acte est accompli chez les Védiques par Indra, dieu de seconde fonction, pour protéger Agni et Soma
Chez les avestique, il est accompli par Thraetona, pour protéger Haoma. Chez les germains, cet acte est accompli par Thor, mais il a perdu son sens originel.
Chez les latins, l'acte ne semble avoir laissé de traces perceptibles.
Chez les grecs, la situation est plus compliquée. Dans la gigantomachie, les dieux se battent tous contre les géants, mais c'est Zeus, dieu de Ie fonction, qui s'empare de l'herbe magique d'immortalité. C'est encore Zeus, qui doit affronter Typhon et le tue.

Pourquoi Smertrios, qui agit comme un dieu de IIe fonction, se retrouve au faîte du Pilier des Nautes, en compagnie de Cernunnos, avec qui il semblerait avoir des rapport gemellaires ?

Lors de la seconde bataille de Mac Tureadh, c'est le dieu Lugh qui affronte son grand-père Balor. Dans le Mabinogi de Branwen, c'est le héros Bran (jeu de mot avec bran "corbeau" cf. Plutarque, Les Fleuves, VI [la fondation de Lugdunum]) qui part en guerre en Irlande pour délivrer sa soeur et récupérer le chaudron d'immortalité, gage d'alliance entre irlandais et gallois. Dans les îles, c'est le dieu-roi qui part en guerre contre l'autre-monde pour protéger le Soma celtique. Smertrios et Cernunnos sont opposés l'un à l'autre, mais sont à l'égalité sur le même bloc. Ils forment les deux facettes d'une même conception, la souveraineté sombre et guerrière.

OGMIOS/OGMA et NODONS/NUADA/LLUD se sont spécialisés l'un dans la magie guerrière et l'autre dans la souveraineté distributrice, alors que ce sont les dieux de IIe fonction des celtes. Ils sont devenus des spectateurs, agissant à distance, laissant l'action aux dieux de Ie fonction SMERTRIOS/LUGH/BRAN et ESUS/DAGDA.

La lutte de Smertrios et du serpent rappelle celle d'Indra contre Vrtra. Dans les Védas, Vrtra est né de deux manières différentes. Dans la version la plus ancienne, celle du Rg Veda, il est considéré comme l'extension du Soma se révoltant contre les dieux. Dans une version plus récente, celle des Puranas, il est né de la vengeance du dieu Tvishtar pour venger la mort de son fils brahmane causée par Indra.
Dans l'Avesta, Azi Dahaka, le voleur d'haoma, n'a pas de généalogie.
Dans l'Edda, le Serpent du Midgard est le fils de Loki et de la géante Angrboda, et frère du loup Fenrir et de la reine des morts Hél.
Les Celtes ont dû concevoir le serpent comme incarnation de Soma, d'où la représentation du serpent à cornes de bélier (l'ovin peut équivaloir au bovin), lié aux sources et à la médecine.
Le soma celtique, et son émanation sous forme de serpent vengeur, qui habite l'autre monde, est la propriété de Cernunnos, le dieu cornu.

Sur le Pilier des Nautes, Cernunnos, ou ce qu'il en reste, n'est pas accompagné d'un serpent à cornes, mais il possède des torques, ce qui fait de lui un dieu lieur, à l'instar de Varuna (figuré avec des lassos) et de Jupiter (le flamen dialis ne doit pas porter de noeud sur lui, c'est un acte tabou).
Sur le chaudron de Gundestrup, Cernunnos tient dans sa main gauche le serpent à cornes. En plus d'être le seigneur des animaux, il serait le maître originel du Soma celtique, avant que les dieux s'en emparent. L'autre monde où se trouve le taureau est figuré par un arbre ou une forêt, Cernunnos est dans son élément, les forêts étant sacrées (les nemeta). Smertrios affrontant le serpent se trouve au sommet d'un arbre, ce qui montre qu'il affronte la bête dans un milieu boisé, propice aux apparitions de l'autre monde. Tous les actes relatifs au Soma celtique ont lieu dans le domaine de Cernunnos.
Sur l'autel de Reims, le dieu cornu distribue maintes richesses. A ses pieds se trouvent en bas un boeuf et un cerf, qui participent à ce don. Le Soma que conserve Cernunnos fait de ce dieu un dieu pourvoyeur de fertilité et de prospérité.

Dans les Védas, ce sont les frères Indra, dieu de IIe fonction, et Varuna, dieu de Ie fonction, qui se battent pour posséder l'amrita issu de Soma.

Chez les celtes, il semble que le combat ait lieu entre les membres d'une même fonction, qui sont jumeaux. Il y a eu un glissement de la valeur guerrière de la seconde à la première fonction, et inversement. Tous les dieux celtes sont druides et guerriers.

Le duo Smertrios/Cernunnos sont adversaires mais complémentaires. Comme le sont Pwyll et Arawn d'Annwyn dans le Mabinogi de Pwyll de Dyved. Pwyll s'empare d'ailleurs des porcs conférant l'immortalité et devient ainsi le roi de l'autre monde (en attendant le retour d'Arawn qui a pris sa place à la tête du Dyved).

Cet antagonisme entre deux dieux jumeaux de Ie fonction rappelle aussi le mythe de la mort de Rémus chez les Romains. Romulus creuse le sillon qui marquera l'enceinte sacrée de Rome sur le Capitole. Le travail fini, Remus saute le sillon par dérision. Romulus, qui l'avait prévenu que quiconque (d'impur) traverserait cette ligne serait mis à mort, le tue.
Cet acte marque la naissance de la ville de Rome, donc la naissance du monde pour les Romains. La mort du jumeau créer le monde connu. Ce qui est à l'extérieur est constitué comme le non monde, l'autre-monde.
Que devient l'esprit du jumeau ? nous n'en savons rien.

La fondation de Lyon dans le mythe relaté par Plutarque est réalisée par des jumeaux et rappelle celle de Rome. Cependant le présage des corbeaux vient après que les héros aient creusé leur sillon, alors qu'à Rome, le présage des aigles précède cet acte. Momoros ne tue pas Atepomaros et vice versa, comme Romulus tue Remus.

Dans les Védas, Yama exécute un taureau en l'honneur des dieux et devient le roi des morts. Dans ce héros, sont mêlés les deux natures du jumeau sacrificateur de son frère et le jumeau sacrifié qui devient le roi de l'autre-monde, qui est en somme un monde à l'envers. Les deux jumeaux forment un tout, tous deux étant roi(s) du monde cosmique.

Smertrios et Cernunnos luttent pour la domination du monde et du culte, qui passe automatiquement par la consommation du Soma :
I/ Esus s'empare du taureau propriété de Cernunnos, roi de l'autre monde. Il le tue et en fait un breuvage pour les dieux et une plante pour les hommes
II/Lugos se déclare propriétaire et protecteur du breuvage, étant le dieu principal, le dieu-roi
III/Mais Cernunnos, qui tire sa puissance du breuvage comme tous les dieux, le change en serpent cornu afin de nuire aux autres dieux
IV/Lugos Smertrios tue ce serpent (Pilier des nautes) ou vole ses propriétés (oeuf de serpent de Pline). Les Vertus obtenues sont redistribuées.

Cernunnos n'est pas un dieu négatif mais un dieu sauvage voire destructeur. Lugos Smertrios est son pendant constructeur, notamment fondateur de la société (il est Lugh Samh-ildánach, celui qui excelle dans toutes les disciplines).

A la fin des temps, les dieux Lugos et Cernunnos s'entretueront, pour les mêmes raisons, la possession du chaudron d'immortalité. Comme le feront Heimdallr et Loki, ou Odhinn et Fenrir, dans le Ragnarök scandinave.

Alors apparaîtra BELENOS, dernier membre de la triade Apollon-Dieu Cornu-Mercure (autel de Reims) ou Apollon-Mercure Tricéphale (Ie, IIe, IIIe fonction)-Dieu Cornu (autel de Saint-Jacques de Beaune). Belenos apparaîtra avec son frère jumeau pour régner sur le nouveau monde, né des cendres des deux-mondes, le nôtre et l'autre. C'est ce que je pense quand je recoupe le récit du Livre des Invasions concernant l'arrivée de Bile (Proto-celtique *Belesos) et de son frère Ith, avec la fin du Ragnarök où les dieux jumeaux Baldr et Hödr réapparaissent réconciliés sur la terre renaissante. Le second, guidé par Loki, avait tué le premier avec une flèche de gui, ce qui causera la fin des dieux germaniques. Les noms de Baldr et de BELENOS/BILE sont très proches phonétiquement, tous deux signifiant "lumineux, brillant". Les noms de Ith et de Hödr sont phonétiquement proches, mais leur sens m'est inconnu.

Il est intéressant de remarquer que le nom de Beli, époux de Don et père des enfants de celle-ci, au Pays de Galles, a la même étymologie que Bile. Mais il ne désigne pas un jeune dieu eschatologique mais le ciel-père, qui est incarné en Gaule par Cernunnos.

Voilà comment j'interprète le 1er bloc du Pilier des Nautes.

On pourrait illustrer cet interprétation du premier bloc du Pilier des Nautes par le texte de Pline sur l'oeuf des serpents. Les serpents produisent un oeuf avec leur bave qu'ils font voler en l'air. Il faut attraper cette oeuf avant qu'il ne touche terre. Le ravisseur doit s'enfuir à cheval, car les serpents le pourchassent. Passer au dessus d'une rivière les stoppe net.
Pline affirme avoir vu cet oeuf. Les druides ont dû profiter de sa crédulité pour lui montrer un oeuf factice ou un squelette d'oursin. Car cette oeuf n'existe pas physiquement. C'est un mythe mal interprété.
Le cavalier est Smertrios qui vole le fruit des serpents, le Soma. Les serpents ne peuvent passer la rivière, premièrement car la rivière est la frontière de l'autre-monde et secondement car les serpents sont en réalité une rivière. Le Soma, que ces serpents représentent, est à la fois plante, taureau/ruminent et eaux célestes.
Cette oeuf devrait normalement apporter prospérité et fertilité à son possesseur. Au lieu de cela, il a pour effet de faire gagner les procès et l'accès auprès des rois. Cet oeuf offre des bienfaits de première fonction, car le dieu qui est allé le cherché dans l'autre-monde est un dieu de première fonction, Lugos Smertrios. Le dieu se rend maître du Soma de cette manière. Cela explique aussi pourquoi les druides sont maîtres du culte et du droit: Les deux sont intimement liés.

C'est vrai que j'ai oublier de parler des relations entre NANTOSUELTA et le Soma Celtique, de Boand et du puits de Nechtan. Ce sera pour demain...

Alors ?

Re: Interprétation (suite)

MessagePosté: Jeu 22 Nov, 2007 2:13
de Alexandre
matthaeus a écrit:Alexandre,
Que penses-tu du fait que le gui pourrait être la plante sacrée utilisée pour le Soma Celtique ?

Je n'ai jamais entendu parler d'effets hallucinogènes pour le gui.

Re: Interprétation du Ier bloc

MessagePosté: Jeu 22 Nov, 2007 2:20
de Alexandre
matthaeus a écrit:c'est Zeus, dieu de Ie fonction, qui s'empare de l'herbe magique d'immortalité. C'est encore Zeus, qui doit affronter Typhon et le tue.


Zeus est un dieu à la foudre - tu l'as toi-même fait remarquer. En vérité, son histoire est complexe, car s'il est devenu le roi des dieux, c'est son fils Apollon qui porte les caractéristiques de ce qu'était le dieu souverain chez les Indo-européens. Zeus est un dieu guerrier qui a été promu dieu souverain par suite d'une évolution spécifique de la mythologie grecque.

matthaeus a écrit:Pourquoi Smertrios, qui agit comme un dieu de IIe fonction, se retrouve au faîte du Pilier des Nautes, en compagnie de Cernunnos, avec qui il semblerait avoir des rapport gemellaires ?

Il ne faut se méprendre : tous les dieux indo-européens sont armés. Même Déméter ou Hermès. Et presque tous les personnages législateurs de 1e fonction sont parfois amenés à combattre. Le roi Arthur est un grand pourfendeur de dragons.

MessagePosté: Jeu 22 Nov, 2007 2:22
de Alexandre
Un conseil enfin : tu as plein d'idées. C'est très bien. Mais essaye de les distiller une par une. On te lira mieux, et ça t'obligera à faire des synthèses.

Confusion entre dieux à propos du marteau

MessagePosté: Jeu 22 Nov, 2007 2:30
de matthaeus
En réalité, je n'ai jamais fait de confusion entre ESUS et THOR. Le marteau, la masse, la foudre peuvent être utilisés par des dieux de fonctions différentes. Il n'est pas l'apanage exclusif du dieu guerrier mais de celui qui manie le feu : Héphaistos a un marteau pour battre le fer, les cyclopes ont des marteaux pour frapper la foudre. Tout dépend de l'utilisation qu'on en fait.

Dans la mythologie celtique, ESUS utilise la foudre mais c'est LUGOS SMERTRIOS qui affronte le serpent (comme Lugh affronte Balor le Fomoire et Bran les Irlandais).

Dans la mythologie scandinave et védique, les dieux de la guerre THOR et INDRA ont conservé leur outil et leur acte de protection de SOMA. Ces deux dieux ont conservé les traits du prototype indo-européen, ce que n'ont pas réussi à faire les dieux de la guerre celtiques.

Dans les mythes celtiques, OGMIOS/OGMA n'est plus qu'un Hercule magicien-lieur , comme le décrit Lucien de Samosate, tandis que NUADA/NODONS est doté d'une main d'argent, signe de son pouvoir distributeur. NUADA cependant a conservé le titre de roi des dieux (Lugh étant le dieu-roi, essence de la société, nuance !), titre que porte INDRA, le slave PERUN et le lithuanien PERKUNAS. Mais le personnage a reçu de nouveaux mythes, contaminé par la Ie fonction (distribution des biens).

Il est aussi intéressant de remarquer que lorsque Lugh se fait reconnaître à Tara, Nuada lui laisse la place de généralissime. Lugh est supérieur à Nuada, bien que d'un rang inférieur dans la société divine.

OGMIOS/OGMA partage avec le dieu VAYU, le dieu védique des vents, ce rôle de vecteur des prières et de la magie, ainsi que son côté herculéen. Ogmios devait avoir un rôle litturgique important, tout comme Taranis Esus Toutatis Sucellos.

"Toutatis" renforce le côté guerrier du dieu druide, mais n'appelle-t-on pas le Dagda, Eochaid Ollathir "Cavalier ou Celui qui manie l'if-Père de tous". Ce cognomen appuie surtout le côté protecteur du dieu prêtre.

Témoin aussi de la contamination ou l'oubli des fonctions, est le personnage de ZEUS, roi des olympiens et qui manie la foudre. Dans la gigantomachie, il trouve l'herbe d'immortalité, il supplante donc Mithra-Esus. Il tue lui même Typhon, on s'attendrait plutôt à voir un dieu guerrier le faire, il surplante donc Arès et Héraklès, ses fils.

Pour les romains, la foudre n'avait pas de propriétaire attitré avant que Jupiter, roi des dieux, des ciels lumineux et du vin, n'hérite des pouvoirs et des légendes de Zeus. Dans la conscience des patriciens et des fidèles à la vieille religion, cette fusion n'était qu'une façade et on respectait les rites concernant le dieu latin même si on n'en connaissait plus le sens originel.

Une dernière confusion:

Dans le Mahâbhârata hindou héritier de l'eschatologie védique, les héros herculéen Bhima et achilléen Arjuna sont fils respectivement de Vayu et d'Indra. Ces Pandava suivent les fonctions de leurs véritables pères.
Dans la mythologie grecque et celtique, ce sont les dieux de Ie fonction qui sont les pères des héros guerriers. Zeus est le père d'Héraklès et Lugh est le père de Cuchulainn.
Ce qui est aussi étonnant, c'est que ces mêmes dieux guerriers revivent le même exploit que leur père, quant à l'appropriation du Soma.
Héraklès, au cours de ses pérégrinations, rencontre le fils de la terre Géryon, l'affronte, le tue en l'étouffant puis vole ses troupeaux de boeufs (le but est inconnu).
Cuchulainn se bat au côté des Ulates lors de la Razzia des Boeufs de Cooley contre la reine Medb et son consort Ailil du Connaught. Le sujet de la dispute est un taureau brun (en gaélique donn, en gaulois donno-) aux propriétés merveilleuses, protégé par la Morrigan, appartenant aux Ulates.
Dans cette lutte évhémérisée entre les dieux (les Ulates) et les forces titanesques souveraines (Medb du Connaught), nous pouvons y voir un combat pour la possession des richesses et de l'immortalité, du Soma.
Héraklès et Cuchulainn pécheront tous les deux par trois fois et mourront d'une mort horrible. Tel est le destin du dieu guerrier que l'on retrouve dans les mythes d'Indra.

Les fonctions divines ne sont pas figées. Certaines religions ont conservé des thèmes que d'autres ont transformé, élargi ou tout simplement supprimé.

calmé

MessagePosté: Jeu 22 Nov, 2007 2:33
de matthaeus
Bon ok... je vais arrêter de faire des paragraphes interminables !

Cela va nous permettre de revenir sur certains détails...

le gui

MessagePosté: Jeu 22 Nov, 2007 2:36
de matthaeus
Les effets du gui ne sont pas forcément réels, c'est le rite qui rend véritablement la plante magique. L'identification du gui au taureau rend cette plante magique pour ce qui y croient.

Re: Interprétation du Ier bloc

MessagePosté: Jeu 22 Nov, 2007 2:52
de Alexandre
J'allais oublier...
matthaeus a écrit:Sur le Pilier des Nautes, Cernunnos, ou ce qu'il en reste, n'est pas accompagné d'un serpent à cornes, mais il possède des torques, ce qui fait de lui un dieu lieur, à l'instar de Varuna (figuré avec des lassos) et de Jupiter (le flamen dialis ne doit pas porter de noeud sur lui, c'est un acte tabou).

Jupiter est un dieu non lieur, comme en témoigne précisément l'exemple que tu donnes. En vérité, on défaisait les liens des prisonniers en présence du flamen dialis.

Re: le gui

MessagePosté: Jeu 22 Nov, 2007 2:53
de Alexandre
matthaeus a écrit:Les effets du gui ne sont pas forcément réels, c'est le rite qui rend véritablement la plante magique. L'identification du gui au taureau rend cette plante magique pour ceux qui y croient.

Les Anciens n'inventaient pas grand chose. Le soma est clairement décrit comme un produit hallucinogène. Cherche donc un produit hallucinogène !