MessagePosté le: Sam 29 Mai, 2004 19:04 Sujet du message: Dionysos en Gaule ?
Au risque de faire déborder la cuve de ce forum, je verse au débat le résumé d'un manuscrit que je m'apprête à publier cet été aux Editions Monique Mergoil, intitulé "L'Âge du Vin : rites de boisson, festins, et libations en Gaule indépendante", Protohistoire Européenne 8, Montagnac 2004.
L'ivresse celtique : motifs et idéologie
Une soif aux antipodes de Dionysos
Consacrée aux rites collectifs qui entourent la consommation du vin et à leurs vestiges, l’analyse qui précède ne restitue qu’une vision partielle des conceptions religieuses, sociales et politiques qui les animent. Le recours aux sources écrites et au comparatisme l’introduit sur un terrain que l’archéologie ne fait qu’effleurer. Effectué en aval de l’étude des amphores, le retour aux textes gréco-romains éclaire nombre d’aspects relatifs à « l’ivresse gauloise » qui avaient jusqu’à présent échappé aux exégètes. Il invoqué en aval des faits observés, permet de mieux en cerner les motifs, au double sens du terme : au sens de l’anglo-saxon customs ou patterns, d’une part – les divers modes de consommation propres au fonctionnement des sociétés gauloises de la fin de l’Âge du Fer – et au sens causal, d’autre part – les prétextes plus ou moins objectifs qui motivent sa consommation.
Identifier les différents domaines dévolus à l’acte de boire et des conceptions symboliques qu’il mettait en œuvre, afin de jeter les premières bases d’une sociologie du vin au second Âge du Fer : l’exercice est hautement périlleux, tant il est exposé aux pièges des idées préconçues et des lieux communs – iraient-ils à contre-courant des textes antiques . Il induit un certain nombre d’extrapolations et de raccourcis qui peuvent paraître péremptoires : insistons sur le fait qu’ils ne constituent que des pistes d’interprétation, amenées à évoluer et à s’affiner au fur et à mesure de l’avancée de nos recherches.
Nous avons dénoncé, à l’origine de ce volume, l’omniprésence de l’imagerie dionysiaque et épicurienne dans la perception du rapport des Celtes au vin. Indéfectiblement attachée au concept de « soif celtique », elle constitue l’argument central d’un article aussi fondamental que celui de M. Rambaud, opposant les conceptions stoïciennes d’un César, la vertu guerrière des Belges et la propension des autres Gaulois à céder à leurs penchants dypsomanes . Le recours pratique au motif du symposium pour caractériser la consommation gauloise a contribué à son enracinement : il permettait, en effet, de faire le joint avec une longue tradition littéraire associant le vin au vice et à l’excès, à cette ubris associée à l’image du barbare satyre-centaure incapable de tempérer sa soif (fig. 1).
Les pages qui précèdent ont révélé toute la complexité d’un rapport à la boisson inscrit au cœur même des règles de fonctionnement des sociétés indigènes, difficilement transposable aux modèles classiques. Les contextes et les rites attachés à sa consommation montrent qu’elle intervenait dans diverses manifestations solennelles, d’ordre religieux, politique ou privé. À mille lieues des scènes d’ivrognerie véhiculées par les sources, la consommation du vin ne relève pas d’un acte physiologique primaire. Elle n’entretient qu’un lointain rapport avec la notion moderne d’alcoolisme. Elle s’assimile, en Gaule comme dans la plupart des sociétés archaïques, à un acte social .
Ce « principe de plaisir » récemment distingué par O. Murray comme moteur de l’Histoire n’est pas en cause ; mais bien, la réduction de tout un phénomène de consommation à son seul diktat. De la « soif celtique », l’Histoire n’a retenu que les aspects les plus triviaux, à défaut de témoignages objectifs susceptibles d’éclairer sa signification. La perception de l’ivresse dans le monde gréco-romain bénéficie, en comparaison, d’un corpus de textes et d’images qui tendent à relativiser ses excès : quel sens aurait-on donné aux excès bachiques et à leur cortège de dépravations représentés par les artistes et dénoncés par les moralistes, si Platon ou Horace , ne s’étaient efforcés d’en éclairer et d’en théoriser le sens social et religieux ? L’exemple classique souligne bien les limites d’une vision tributaire des seules informations économiques livrées par l’étude des amphores, et l’erreur qu’il y aurait à ramener « l’ivresse gauloise » à sa seule dimension physiologique.
Chercher à discerner, sous le vernis des sources classiques, des comportements sociaux et culturels plus sérieux et plus complexes qu’elles ne le laissent entendre, nous expose à un autre cliché : celui du « bon barbare » (alien wisdom), propagé par les stoïciens antiques et certains courants nationalistes modernes . On ne contestera évidemment pas qu’une contrainte idéologique, aussi formaliste soit-elle, ait pu servir « d’alibi » à des plaisirs bien réels, valorisant l’alcool pour ses vertus gustatives et psychotropes. Dans les sociétés antiques et contemporaines, le recours à l’ivresse entraîne toujours une forme de réaction d’ordre socio-culturel : soit qu'on le réglementât, comme le firent les nombreuses lois somptuaires édictées par Grecs et Romains au cours de leur histoire , soit qu'on le prohibât, comme César nous le laisse entendre à propos des Belges et des Germains. Ces différentes formes de contrôle montrent que la consommation du vin pouvait parfaitement s’intégrer dans un système de valeurs d’ordre politique, religieux ou moral, sans se déparer pour autant de ses atours les plus triviaux. P. Schmitt-Pantel exprime bien ce paradoxe : « le rapport sacré entretenu par la consommation du vin ne suffit pas à expliquer le plaisir pris à boire […] mais le plaisir pris à boire, une fois promu au rang de facteur explicatif, ne doit pas étouffer la dimension sacrée de l’acte de boire . »
L’ivresse était perçue, dans l’Antiquité , comme fondatrice des valeurs morales et politiques d’une société. Platon place, à l’origine même de la Civilisation, la découverte du vin et de ses effets : « frénésie divine au cours d’une folie sacrée, la man°a, qui a apporté les plus grandes bénédictions à la Grèce . » Ce motif de la mania, assimilé par les auteurs gréco-romains à une extase d’origine divine, est invoqué par ces mêmes auteurs pour dépeindre le Celte ivre. La cosmogonie scythe, dont on sait les similitudes qui l’unissent à la mythologie celtique, débute elle-même par un mélange de vin et de sang tombé du ciel, garant d’un pacte de fraternité originel qui se prolongeait, sur le plan des pratiques religieuses, par divers rites de boisson et de mélange fondés sur la même métaphore sanguine . Or, on a vu que ces pratiques étaient largement partagées par les Celtes – décapitation et valorisation des crânes, sacrifices sanguins et importance donnée à certains accessoires liturgiques comme le chaudron.
La soudaineté et l’ampleur de la révolution vinaire en Gaule préromaine ont pu représenter un élément fondateur des formes de sociétés inaugurées à l’aube de La Tène finale. L’irruption du vin dans les modes de vie, aux alentours du milieu du IIe s. av. J.-C.J.-C., accompagne ou inaugure effectivement toute une série d’évolutions : naissance de l’urbanisme, ouverture des marchés et émergence de nouvelles classes sociales, dont César se fait l’écho avec près d’un siècle de retard. On se gardera évidemment de confondre la cause et ses effets : importé plus d’un siècle avant les premiers signes d’une adhésion à des modes de vie grecs ou romains – architecture, écriture, alimentation – son adoption était loin de couler de source, à une époque et dans des sociétés où la réceptivité aux apports étrangers était encore très limitée. S’il a pu s’imposer aussi soudainement et aussi durablement, dans des sociétés qui n’en avaient a priori aucun besoin, c’est qu’il y trouva un terrain favorable, préparé par plusieurs siècles de pratiques liées aux breuvages alcoolisés et aux mentalités indigènes.
Le recours à ces comparaisons lointaines, qu’elles appartiennent au monde classique ou barbare, ne doit pas pour autant occulter la profonde spécificité du rapport qui unissait les Celtes à la boisson. Qu’il soit importé ou non, la nature du produit ne change rien à l’affaire. Plus que dans son exotisme, c’est dans sa valeur symbolique, partagée bien au-delà des frontières de la Gaule, qu’il puise tout son pouvoir « médiatique ». On a vu, à propos du festin et des rites qui le prolongent, qu’ils n’avaient rien à voir avec le banquet méridional. Fondé sur des valeurs et des règles qui lui étaient propres, le type de festivités décrites par Posidonios ou Phylarque trouve bien peu d’équivalents dans les manifestations, privées ou publiques, consacrées au vin et à la vigne dans la Grèce classique ou la Rome républicaine (dionysies, bacchanales et autres vinalia).
Le vocabulaire spécifique utilisé par les auteurs gréco-romains pour qualifier l’ivresse gauloise témoigne, comme on le verra plus bas, de comportements bien éloignés des plaisirs bachiques : les dérives violentes et suicidaires propres aux festins thraces, scythes et celtiques furent d’ailleurs attribuées, dès l’Antiquité, à un « fonds » culturel et rituel commun, creuset d’un rapport à la boisson fondamentalement étranger au monde hellénique . Une différence très significative réside dans le refus, partagé par tous ces peuples, de boire le vin coupé d’eau, perçu par les rapporteurs antiques comme un signe de résistance à la civilisation hellénique . Tout ce que nous connaissons de l’ivresse gauloise, de ses accessoires, de ses rituels et de ses dérapages, participe de ce qu’A. Villard a très justement qualifié « d’anti-symposion ».
Cette autonomie culturelle se traduisait également par un répertoire iconographique original. En témoigne, dès le Ve s. av. J.-C.J.-C., la complexité des motifs ornant certains services à boisson en bronze contemporains de la genèse de l’art laténien. En nette rupture avec l’ornementation gréco-étrusque dont ils s’inspirèrent à l’origine, ils sont moins le signe d’une émancipation artistique que de l’émergence de conceptions religieuses et d’un mode de consommation cérémoniel authentiquement celtiques, dont l’expression la plus aboutie réside sans doute dans les scènes extatiques représentées sur le seau d’Aylesford* et certains vases peints continentaux (fig. 10770) . Révélatrice est à ce titre l’absence de toute figuration dionysiaque sur le mobilier d’importation retrouvé à ce jour dans le monde celte : « l’imagerie du Dieu du vin, ni même celle du banquet couché, n’a jamais pénétré en Gaule . » Les scènes de combat qui ornent l’anse de chaudron de la tombe de Verna*, quelle que soit leur degré de référence à la mythologie classique, ne relèvent plus du registre épicurien, mais du domaine de la valorisation guerrière. Car c’est bien dans le monde d’Arès, divinité la plus honorée chez les Scythes qui rejetaient eux-mêmes farouchement le culte de Dionysos , que l’ivresse celtique plonge ses racines les plus profondes.
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Quelle(s) divinité(s) ?
La réponse à cette question n’est pas aisée. Elle est étroitement liée à l’identification des différents modes et contextes de consommation. L’absence de sources écrites directes, de représentations iconographiques explicites, ne nous renseignent pas sur l’existence de festins ou d’offrandes de vin dédiés à des divinités particulières. Ceux mentionnés par les sources, comme les libations effectuées par Camma, « prêtresse d’Artémis » [46], ou les rites orgiastiques des femmes Amnites « possédées de Dionysos » [11, 53] ne sont sans doute que la transposition approximative de dieux indigènes inconnus, de rites mal compris des auteurs classiques.
L’absence de Dionysos
Le cas des rites bachiques évoqués par Denys le Périégète est si isolé, qu’il est difficile de le prendre à la lettre. Dionysos, dieu grec du vin et de l’ivresse, apparaît paradoxalement comme le grand absent des pratiques cultuelles étudiées dans ce volume. Dionysos en Grèce, Bacchus à Rome, comptaient pourtant parmi les dieux les plus vénérés, à travers une profusion de rites et d’images. En Gaule préromaine, puis romaine, l’existence d’un bacchisme très actif, ou même, d’un dieu celtique transposé, n’aurait pas manqué de laisser de nombreuses images : celle de dieux gallo-romains identifiés par leurs noms supposés ou des attributs spécifiques, figurant au premier ou au second rang d’une étude statistique consacrée aux inscriptions ou à la statuaire.
Or, un rapide survol des études existantes suffit à constater que c’est très loin d’être le cas . Omis dans le tableau du panthéon gaulois brossé par César, Dionysos-Bacchus est rarement représenté sur la statuaire religieuse de Gaule romaine : contrairement, par exemple, à la péninsule ibérique, où abondent les attestations du culte de liber pater, probable incarnation romanisée d’une divinité locale liée à la production et à la consommation du vin, assimilée à Dionysos . Ce dernier n’eut guère plus de succès chez les Celtes que chez les Scythes, qui le rejetèrent formellement pour cause d’incompatibilité culturelle : le dieu du vin distancé par ses produits, en somme, dépourvu de toute possibilité d’ancrage dans des cultures indéfectiblement réfractaires au symposium dionysiaque et à sa culture urbaine .
Un certain nombre d'épithètes traditionnels de Dionysos rappellent, il est vrai, le dieu celtique Cernunnos, tel qu’incarné sur une plaque du chaudron de Gundestrup : « le cornu », « le sauvage », « le porteur de serpent », « le chtonien » et autre « seigneur des animaux ». Les transes chamaniques figurées sur certains récipients métalliques ou céramiques de fabrication gauloise (fig. 45 et 75) ne sont pas sans rappeler l’extase dionysiaque atteint par les participant(e)s aux dionysies et bacchanales gréco-romaines. Ces caractères génériques s’appliquent, cependant, à bien d’autres figures du fonds commun religieux indo-européen. Leur convergence purement formelle, que n’étaye aucune étude sérieuse d’ordre iconographique ou épigraphique, ne suffit pas à postuler l’existence d’un culte bachique ancré dans le domaine celtique.
C’est, de toute évidence, au sein du panthéon gaulois connu par les sources et les inscriptions qu’il faut identifier les destinataires des rites de boisson et de consommation accomplis sur les sanctuaires.
Un panthéon multiple
Le principal piège – en dehors de l’inusable référence au culte bachique – consiste à mettre en relation consommation du vin et culte de Mercure, présenté par César comme la principale divinité du panthéon gaulois (Bell. Gall. VI 17 1), qui l’assimile au dieu du commerce gréco-romain. Il est probable, d’une part, que l’interpretatio de cette figure centrale décrite comme « l’inventeur de tous les arts et protecteur des voyageurs » au sens très large, occultait des attributions beaucoup plus universelles, notamment funéraires . Sa présence dans les dépôts qui font l’objet de ce volume, d’autre part, est loin d’être manifeste, hormis de très rares cas, comme les amphores consacrées dans le temple au Puy-de-Dôme* ou sous le temple 1 d’Argentomagus*, tous deux dédiés à Mercure. Citons encore le cas particulier de la capitale romaine de Lugudunum, probablement fondée sur site cérémoniel dédié avant la conquête au dieu Lug-Mercure et incarné par les festins mis en évidence sur la colline de Fourvière à Lyon* . Quant à l’association d’amphores et d’offrandes monétaires, elle revêt, comme on le verra plus loin, une portée d’ordre plus général qu’une vague référence au dieu du commerce.
Soutenir que les Gaulois ont vénéré le vin importé pour ses bienfaits économiques, les profits et le développement culturel qu’il a engendré, relève du raisonnement circulaire. Un culte de Mercure faisant appel au vin a pu se développer, ça et là, au fur et à mesure que se développait la prospérité des régions impliquées dans son commerce. Mais il s’agit d’un épiphénomène, de la conséquence logique et tardive d’un rapport au produit ancré depuis longtemps dans la religion indigène : les exemples cités plus haut, datés aux alentours de la Conquête, ne suffisent pas à éclairer la signification d’un dépôt aussi ancien que celui retrouvé au cœur du sanctuaire de Muron*, qui les précède de plus d’un siècle.
Cet exemple est caractéristique d’une liturgie focalisée sur l’aspect guerrier, distingué par J.-L. Brunaux comme le principal fondement des religions du second Âge du Fer. Par nature étranger au monde de Mercure et de Dionysos, cet aspect plaide d’abord pour une divinité guerrière : lui étaient dédiés les rites de boisson liés à la conduite de la guerre et tous les dépôts d’amphores figurant, dans les sanctuaires guerriers, en association directe avec des armes. Les pratiques de libations exercées pour prédire, provoquer ou fêter la victoire, dont nombre de textes se font écho, ne pouvait être adressées qu’au Mars Caturix gaulois ou à ses nombreuses incarnations. Une divinité guerrière associée à l’image de l’alcool est effectivement attestée par une inscription militaire d’époque romaine retrouvée à Bakewell en Grande-Bretagne : Mars Braciaca, « dieu de la bière » . D’origine celtique, l’épithète plaide pour un dieu indigène antérieur à la Conquête : ses prérogatives ont pu s’étendre à d’autres boissons fermentées, d’origine locale ou importée.
Une toute autre figure se dissimule derrière ces cultes agraires et rites de fécondité impliquant des libations en pleine terre et des dépôts de céréale, de meules ou d’outils agricoles. Ces offrandes étaient sans doute dédiées à des déesses-mères équivalentes à la Déméter grecque, divinité honorée en relation avec le dépôt d’amphores de Castellar-Pontos* sur le sanctuaire de Vieille-Toulouse*, dans le temple 2 d’Argentomagus* et dans les fana de Gergovie*, où le vin figure dans des quantités variables.
Un autre candidat réside dans la figure de Taranis, figure souterraine et infernale qui comptait le chaudron parmi ses attributs, identifiée au Dis Pater gaulois nommé par César ou au Sucellus gallo-romain . Sur les représentations figurées d’époque romaine, ce dernier tient généralement un gobelet à boire ou une olla à la main : symbole de l'ivresse, la coupe constitue l’un des principaux symboles de la souveraineté celtique, incarnée en Irlande par Lug/Dagda, équivalent de Sucellus . Lequel s’accompagne, sur certains reliefs et statues, d’une amphore vinaire ou d’un tonneau, dont l’interprétation n’est pas si aisée qu’il n’y paraît : expression de la valeur « chtonienne » attachée au vin, métaphore d’une fonction commerciale ou artisanale, comme le suggère leur association fréquente avec le maillet de tonnelier ?
L’idée selon laquelle le motif du tonneau et ses « barillets » renverrait à l’image du vin en tant que boisson d’immortalité , s’applique idéalement à l’amphore. Elle s’accorde assez bien avec ces rites d’enfouissement en fosse ou en puits, confinant étroitement à la sphère funéraire (Bâle-Gasfabrik*, Aulnat*, Font-Barbot*). Un consensus se dessine aujourd’hui : ces rites semblent s’adresser, en première ligne, au Dis Pater des Gaulois, équivalent de Pluton dont J.-L. Brunaux a récemment rappelé la proximité avec le monde des morts . L’image de cette divinité fondatrice de la religion celtique ou ses incarnations plane sans doute au-dessus d’une majorité des rites de libations et de déposition en pleine terre signalés dans ce volume. La même figure se dissimule peut-être derrière cette « divinité à l’arbre de vie » (if ?), associée à l’image du vin et du corail, que V. Kruta croyait pouvoir identifier à Lug .
Le lien qui unit certains dépôts à une autre figure centrale du panthéon celtique, Cernunnos, s’exprime peut-être à travers les nombreux exemples d’associations d’amphores et de bois de cerfs attestés à Montiers*, Braine*, Levroux*, Châteaumeillant* ou dans un puits du Crêt-Chatelard*, qui a livré une statue en bois portant entre ses bras un chaudron, ustensile concrètement présent dans son remplissage. Association que perpétue le Cernunnos trônant au centre des scènes liturgiques du chaudron de Gundestrup, dont on a rappelé qu’il partageait certains traits avec Dionysos et Bacchus.
Il apparaît, devant une telle variété de figures, que l’incarnation théologique du vin ne peut guère être appréhendée que par élimination. Tous ces exemples ne renvoient pas à une, mais à une multitude de figures, dont les attributions respectives recouvrent à elles seules la presque totalité du panthéon celtique. Ce qui n’est pas en soi surprenant : le vin utilisé à des fins religieuses, comme instrument ou substitut sacrificiel, pas plus que les animaux intervenant dans le rituel, n’étaient pas a priori réservés à une divinité particulière. L’existence simultanée de rites de libation (vin déversé dans le sous-sol) et d’évaporation (évaporation du vin porté au feu, sur l’autel, sur le bûcher ou dans un simple foyer), laissent à penser que ces cultes s’adressaient aussi bien à des divinités chtoniennes qu’ouraniennes. Cette polyvalence explique l’usage « bi-directionnel » de certains puits du Toulousain : bien qu’ils plongent profondément dans le sous-sol, certains d’entre eux sont obturés par un foyer, dont les fumerolles établissaient un lien symbolique avec le ciel. Elle est confirmée dans tous les sanctuaires du corpus fréquentés de manière continue jusqu’à l’époque gallo-romaine : si leur divinité tutélaire est parfois identifiée par les inscriptions et les représentations figurées, elle va rarement sans une pléthore de figures annexes, plus ou moins proches du culte d’origine. On serait bien en peine de les mettre en relation avec telle ou telle catégorie de dépôt (armes, amphores, parures, monnaies…).
La prudence est donc de mise pour les sanctuaires, plus anciens, ne bénéficiant pas de témoignages aussi explicites : les quelques fragments d’armes mutilées associées aux amphores de Corent*, pour ne citer qu’un exemple, ne suffisent pas à conférer une dimension guerrière à l’ensemble des rites libatoires qui y étaient exercés ; pas plus que la présence d’une statuette ou de meules ne suffit à témoigner d’un lieu de culte intégralement dédié à des divinités agraires. Aspects guerriers et chtoniens se confondent d’ailleurs dans les puits de Vieille-Toulouse* et d’Agen*, au fond desquels casques pris à l’ennemi côtoient instruments agricoles et services libatoires, dans l’esprit de l’idéologie tripartite indo-européenne.
Vouloir identifier à tout prix une divinité particulière derrière ces manifestations revient, une fois de plus, à confondre moyen et finalité. Le vin, en tant que substance charismatique et instrument liturgique, éclectique par nature, s’adressait sans doute à des entités très diverses, qui revêtaient d’ailleurs elles-mêmes des attributions très variées. Sans considérer, par ailleurs, l’existence d’innombrables divinités topiques aux caractères et à l’importance très variables en fonction des régions . Des entités aussi multiples que les champs d’application pratiques et symboliques du vin : banquets et libations intervenaient à tous les moments de la vie publique, qu’il s’agisse de fêtes guerrières, agraires ou politiques. Il est amusant d’observer que la piste la plus concrète dont on dispose est également la plus laconique : à savoir l’anse d’amphore-statuette d’Échiré*, dépourvue, en dehors de ses caractères masculins, de tout attribut susceptible d’en préciser l’identification…