ÂME
"Dans le monde occidental, la notion d’âme s’est constituée lentement et ne remonte pas à la nuit des temps. On peut suivre les étapes qui jalonnent l’émergence d’un principe spirituel du vivant et qui aboutissent à sa justification philosophique par Platon et Aristote. Souvent remise en cause dans les écoles postérieures au profit de théories matérialistes ou mécanistes de l’âme, mais reprise avec éclat par le néo-platonisme, cette notion de l’âme a trouvé dans le judéo-christianisme son achèvement.
1. Émergence d’un principe spirituel du vivant
Chez Homère, notre plus ancien témoin qu’il faut situer au-delà de 700 avant J.-C., ce que nous appelons «âme» (du latin anima , apparenté au grec (anemos) , vent, souffle) est en fait dédoublé et exprimé par deux mots grecs: le (thymos) , qui signifie passion, volonté, esprit, et s’apparente au verbe ( thyo) (s’élancer), évoque un flot de sang chaud; au contraire, la (psuchê) , qui signifie vie et s’apparente au verbe (psucho) (respirer), évoque le souffle de la respiration animale. Ainsi, les fonctions de la conscience et celles de l’esprit, qui caractérisent la personnalité individuelle, relèvent davantage de ce phénomène psychophysiologique exprimé par le (thymos) ; en revanche, la vie indifférenciée qui rend tout corps vivant est la (psuchê) .
Dans l’expérience de la mort, c’est la (psuchê) , la vie, qui abandonne le vivant par la bouche (souffle) ou toute blessure de son corps, et s’en va chez Hadès. Après la mort du vivant, la (psuchê) est donc conçue comme son double, sorte de fantôme à la ressemblance du défunt, car le sentiment soit de crainte soit d’affection qui unit au mort fait imaginer son existence dans l’au-delà comme un double plus ou moins personnalisé de l’individu.
L’analyse du langage homérique aboutit donc à ce résultat paradoxal que le même mot (psuchê) a une double signification: dans le vivant, il désigne le phénomène de la vie en général; chez les morts, les (psuchai) sont les doubles de vivants, réduits à la vie ralentie du royaume des ombres. Et il n’y a aucune continuité entre les deux significations. Ce que nous appelons maintenant «âme» et qui est le (thymos) , meurt avec l’individu; ce qui survit après lui, c’est la vie végétative impersonnelle, qui devient son fantôme amical ou hostile et qui apparaît, en particulier, dans les rêves.
On le voit: chez Homère, cet unique principe spirituel que nous appelons une âme n’est pas encore clairement dégagé, et la croyance en la divinité de l’âme et en son immortalité n’est pas du tout formulée. Le manque de documents littéraires nous empêche de suivre dans le détail le processus très lent par lequel la nécessité d’exprimer l’unité du vivant a déterminé l’absorption du (thymos) par la (psuchê) . Ce fut probablement pour une part importante l’effet des religions à mystères, qui étaient très populaires et qui prétendaient procurer à l’initié le «bon espoir» d’une immortalité bienheureuse «au château de Chronos» ou «dans l’île des Bienheureux» (Pindare).
Cette espérance n’a évidemment de sens que si l’on suppose la survie de l’âme et son identité ici et là-bas.
Cette évolution se trouve achevée vers le VIe siècle avant J.-C. Comment comprendre autrement qu’Anacréon puisse dire à son amant: «Tu tiens les rênes de ma (psuchê) »; Simonide: «Ose donner du bon temps à ta (psuchê) », et Eschyle: «Accordez à vos(psychai) la joie que chaque jour vous offre.» Pour le philosophe de Milet, Anaximène, «notre (psuchê) , qui est air, nous rassemble sous son commandement». La (psuchê) quhc désigne maintenant toute la personnalité de l’homme vivant, ce que nous appelons, aujourd’hui encore, son âme, et c’est à cette âme que les mystères proposent la conversion qui, d’un seul coup, lui assurera le bonheur éternel.
Tous ces textes nous montrent clairement qu’aux VIe et Ve siècles avant notre ère une véritable révolution s’est opérée dans l’anthropologie depuis Homère: corps et âme sont corrélatifs dans l’homme vivant et, pour le temps de la vie mortelle, l’âme est chez elle dans le corps. Pourtant, une autre révolution devait encore voir le jour avant Platon: dans cette conception pacifiée de la nature humaine, une guerre allait se déclarer entre le corps et l’âme, dressés l’un contre l’autre comme frères ennemis."
"L’influence du chamanisme
Au début du VIe siècle, l’ouverture de la mer Noire au commerce et à la colonisation grecques amena pour la première fois la civilisation hellénique au contact du chamanisme. On peut reconstituer la ligne d’une tradition spirituelle de chamanisme grec qui part de la Scythie et de la Thrace (Abaris, Aristée, Orphée), traverse l’Hellespont, arrive en Asie Mineure (Hermotime de Clazomènes), se combine peut-être avec quelques traditions minoennes survivantes en Crète (Épiménide), émigre dans le «Far West» avec Pythagore, et achève son mouvement avec le Sicilien Empédocle.
Tous ces hommes sont les prophètes d’une nouvelle croyance: ils enseignent, et ils montrent par leurs activités chamanistiques, qu’il y a en l’homme une âme ou un «moi» d’origine divine, qui peut par des techniques appropriées quitter le corps, que ce «moi» existait avant le corps et durera après lui. Les activités de cette âme et celles du corps sont directement inverses, corps et âme sont mis en opposition radicale. D’où une psychologie nouvelle dans laquelle le corps est l’ennemi de l’âme: c’est déjà le dualisme.
Avec le chamanisme grec, nous sommes donc en présence d’un large phénomène spirituel qui, réagissant lui-même sur le donné religieux traditionnel, détermina plusieurs mouvements qui, par-delà un fonds commun relativement simple, se réclamèrent chacun d’un antécédent chamanistique connu ou inconnu. Les plus célèbres s’appellent l’orphisme et le pythagorisme, mais beaucoup de ces mouvements chamanistiques, dont nous parle Platon quand il invoque un «discours sacré», une «tradition antique» ou des «prêtres divins», sont restés anonymes, semble-t-il.
Ramenée à ce fonds commun, la nouvelle anthropologie se compose de trois éléments résultant chacun d’une interprétation moralisante des pratiques des chamans;
– la liberté dont l’âme peut jouir dans le sommeil, ou si le chaman entre en transe, et, à la limite, à la mort corporelle, révèle une opposition fondamentale entre le corps et l’âme;
– le «noviciat», auquel se soumettent les chamans, met en valeur les pratiques d’ascèse volontaire à base d’abstinences et d’exercices spirituels;
– les histoires de chamans disparaissant puis réapparaissant, les migrations magiques de l’esprit d’un chaman dans un autre conduisent tout naturellement à la croyance en une âme démonique, indestructible, qui se réincarne et peut passer de corps en corps.
Ces trois éléments se relient logiquement. Si le corps, c’est le mal, il faut le mépriser, le réduire pour libérer l’âme. Cette purification se fait progressivement par le moyen des réincarnations successives qui purgent l’âme et l’amènent enfin à la délivrance du cycle des naissances et au retour à son origine divine. Ce que les mystères accordaient en une seule fois, la métensomatose le procure par une purification lente. Platon nous apporte l’écho de ces doctrines: «J’ai entendu parler des hommes [...] savants dans les choses divines. Ce qu’ils disent, c’est que l’âme de l’homme est immortelle et que tantôt elle aboutit à un terme (c’est précisément ce que l’on appelle mourir) et tantôt elle recommence à naître, mais que jamais elle n’est anéantie» (Ménon , 81 a); «il existe une vieille tradition [...] c’est que, d’ici, les âmes s’en sont allées là-bas, et qu’à nouveau elles s’en viennent ici, et qu’elles naissent à partir de ceux qui sont morts» (Phédon , 70 c); «l’âme est dans le corps comme dans une prison» (Gorgias , 525 a; Phédon , 62 b), «ou même dans une tombe» (allitération syma-scma, Gorgias , 493 a; Cratyle , 400 c). L’extrême pointe de ce pessimisme se révèle au mieux dans l’ironie sinistre d’Aristophane, lorsqu’il désigne les vivants par cet euphémisme: «Les morts d’en haut» (Grenouilles , 420). Si ce mot fait rire, c’est justement parce qu’il raille un sentiment profond que chacun prend très au sérieux.
À la fin du Ve siècle, en Grèce, la notion d’âme, principe spirituel du vivant, d’origine divine, promise à l’immortalité, faisait partie des croyances bien établies. La philosophie pouvait s’en emparer pour lui donner un fondement rationnel."
2.Avènement de la «psychologie» avec Socrate, Platon et Aristote
La mission de Socrate auprès de ses contemporains était de les rappeler «au soin qu’il faut prendre de son âme» (Apologie , 24 d; 30 a) pour la rendre meilleure, car «l’homme, c’est son âme» (Alcibiade , 130 c).
Héritier de Socrate, Platon organise sa doctrine en une véritable psychologie. Mettant en scène son maître dans la prison au moment où il va mourir, il saisit cette occasion dans le Phédon pour nous enseigner la vraie nature de l’âme et les arguments qui fondent son immortalité. Il développe quatre preuves:
– Tout changement a lieu d’un contraire à un autre, et il doit pouvoir s’accomplir dans un sens ou dans l’autre, car, si le passage n’avait lieu que dans un seul sens, tout finirait par se confondre dans une unité immobile. Appliquons ce principe à l’opposition de la vie et de la mort, il en résulte qu’il ne doit pas y avoir seulement passage de la vie à la mort, mais aussi de la mort à la vie (70 c-72 c);
– La vie intellectuelle de l’âme, qui est une réminiscence, suppose une connaissance des Idées dans une vie antérieure à notre existence présente (72 c-77 a);
– L’âme qui connaît les Idées est de la même famille que celles-ci, car le semblable est connu par le semblable. Comme l’Idée, l’âme est donc simple, de nature divine, et la simplicité de son essence comme l’immatérialité de son opération impliquent l’impossibilité de sa dissolution et la certitude de son immortalité. Précisons: la partie de l’âme qui connaît l’Idée, le noùs, est donc immortelle (78 b, 80 c);
– Chaque chose est ce qu’elle est par participation à une Idée, et une Idée déterminée ne peut admettre son contraire. L’âme a pour essence la vie, elle exclut par conséquent son contraire, la mort. Donc l’âme est immortelle (105 b-107 a). «C’est donc réellement que nos âmes à nous existent éternellement dans les demeures d’Hadès» (107 a).
On voit bien que les prémisses de ces raisonnements rappellent les données de la tradition: l’opposition de l’âme et du corps et de leurs fonctions respectives, l’Hadès considéré comme réservoir des âmes, la possibilité d’une vie antérieure dans cet Hadès ou dans le monde, le souvenir de cette vie dans les acquisitions de la mémoire. La mise en forme rigoureuse du raisonnement aboutit à un double argument: un argument «de fait» selon lequel, d’après la loi générale du devenir, l’état de l’âme après la vie corporelle doit être semblable à l’état qui a précédé cette vie; la doctrine des Idées implique que l’âme, avant son entrée dans le corps, a contemplé le monde intelligible; il faut donc qu’il en soit de même après la mort; et un argument «de droit» selon lequel l’intelligible, l’Idée, appelle une intelligence; cette intelligence, pensée de l’intelligible, est nécessairement simple et éternelle comme l’Idée (Ménon , 86 a). Telle fut la grande prédication de Platon du début à la fin de sa vie, et un beau texte du Timée nous rappelle ces vérités sur un mode presque lyrique: «Au sujet de l’espèce d’âme qui est la principale en nous, il convient d’observer que c’est Dieu qui la donne à chacun comme un daïmon, c’est ce Génie dont nous avons dit qu’il habite dans la partie la plus élevée de notre corps. Or, en vertu de son affinité avec le ciel, cette âme, notre Génie, nous tire loin de la terre, car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. En effet, c’est du côté où, pour la première fois, notre âme a pris naissance, que la divinité a suspendu notre tête, qui est ainsi la racine de tout le corps.» (90 a).
Plus difficile est la théorie platonicienne sur la nature de l’âme, dans laquelle on a cru pouvoir déceler quelque contradiction. On vient de voir que la nature de l’âme est totalement simple dans le Phédon ; mais, dans La République (IV), Platon expose une doctrine des parties de l’âme, qui sont comme des canaux en lesquels se partage son activité, l’intellect, le désir, la passion; d’autre part dans le Timée (35 a-b) le démiurge constitue l’âme de trois éléments, l’indivisible, le divisible et le mélange des deux. Il faut remarquer, toutefois, que c’est la condition corporelle de l’âme qui introduit dans cette composition le déséquilibre fatal décrit dans le mythe du Phèdre (246 a-249 b) et qui provoque la chute de l’âme. Platon renonce au surplus à exprimer rationnellement cette chute et ses raisons; il a recours au mythe qui compare l’âme à un cocher qui mène deux chevaux, l’un bon, l’autre mauvais. Ainsi nous donne-t-il à entendre que seule la partie supérieure de l’âme, celle qui est apparentée au divin et qui permet à l’homme d’accéder à la vie philosophique, est, selon lui, immortelle. Elle doit se purifier petit à petit par le cycle des naissances, et ce n’est que dans l’eschatologie que l’âme, ayant retrouvé sa simplicité divine dans la maîtrise parfaite de ses puissances inférieures, se trouve digne d’être «assimilée au divin» (Théétète , 176 b). Peut-être ces difficultés ont-elles poussé Platon à formuler, dans le Phèdre (245 c-246 a), une nouvelle preuve de l’immortalité de l’âme fondée sur son privilège d’être à soi-même source de son propre mouvement et principe du mouvement de tous les corps.
Cette dernière remarque préparait évidemment Aristote à exprimer l’essence de l’âme dans les catégories de sa propre doctrine du mouvement, de la puissance et de l’acte. «L’âme est la forme ou l’acte du corps dont c’est la nature de pouvoir vivre» (De anima , II, 1, 412 a, 20 et 2. L’application d’une autre doctrine fondamentale, l’hylémorphisme, lui permet de surmonter tout dualisme, en expliquant que l’âme est unie au corps comme la forme à sa matière: c’est la théorie du composé humain. Du même coup, il peut faire dériver toute la connaissance de la perfection sensorielle et hiérarchiser les degrés de la connaissance tout en réservant le cas du noùs, l’intellect, qui vient du dehors (De generatione animalium , II, 3, 736 b, 2, et grâce auquel «l’homme ne doit pas, comme les poètes nous le recommandent, parce qu’il est homme, ne penser qu’aux choses humaines, ni parce qu’il est mortel ne penser qu’aux choses mortelles, mais autant qu’il le peut, il doit vivre une vie divine» (Éthique à Nicomaque , X, 7, 1177 b, 31). Car le noùs seul est dans l’âme séparable, car, seul, il est essentiellement acte (De anima , III, 5, 430 a, 17), il survit à la mort du corps (Métaphysique , XII, 3, 1070 a, 24-26), il est l’âme immortelle et divine.
Avec Platon et Aristote, nous avons atteint un corps complet de doctrines sur l’âme, les premières psychologies scientifiques. C’est toujours par rapport à eux que se situeront toutes les théories psychologiques du Moyen Âge plus aristotélicien et de la Renaissance plus platonicienne, jusqu’aux profonds renouvellements de la psychologie expérimentale ou de la psychologie des profondeurs aux XIXe et XXe siècles."
H.D. SAFFREY.