Récits et poèmes celtiques a écrit: Geoffroy de Monmouth :
---Vie de Merlin (extraits) --- La vie de Merlin nous est connue par un seul manuscrit complet, le Cotton Vespasian E 14 conservé à Londres au British Museum. L’ouvrage est attribué généralement — mais non unanimement — à Geoffroy de Monmouth, l’auteur des Prophéties de Merlin et de l’Histoire des Rois de Bretagne. Il a été composé, sans doute après 1148, date à laquelle Robert de Chesney, à qui le poème est dédié, fut nommé évêque de Lincoln. Les sources de l’histoire sont probablement panceltiques, puisqu’on en retrouve, presque dans le détail, la plupart des épisodes dans trois œuvres gaéliques, l’une en irlandais, le roman de Buile Suibne, les deux autres en latin, le conte de Lailoken et Kentigern et celui de Lailoken et Meldred. Mais c’est du côté brittonique qu’on trouve, en plus du thème de la folie, le nom même de Merlin sous sa forme originelle et galloise de Myrddin.---Le breton Merlin, qui avait vu, au cours des ans, se succéder bien des souverains, était tenu pour un homme célèbre dans le monde entier. Roi lui-même et prophète, il disait le droit aux peuples farouches des Demetæ et prédisait l’avenir aux chefs de la noblesse. Il arriva un jour que quelques grands du royaume, qui avait une querelle à vider, entreprit de dévaster dans une guerre féroce les peuples innocents des villes : Peredur, le roi de Vénédotie
1, partait en guerre contre Guennolous qui dirigeait le royaume de Scotie. Déjà était arrivé le jour fixé pour le combat décisif et les ducs se retrouvaient sur le champ de bataille. Les unités se battaient, se ruaient les unes contres les autres, provoquant un massacre tout autant pitoyable des deux parties. Merlin était venu à la guerre avec Peredur et de Rodarc, roi de Cumbrie. Aussi terribles l’un que l’autre, ils taillaient en pièces de leurs terribles épées les ennemis qui s’opposaient à eux. Trois frères du prince qui l’avaient suivi à la guerre massacraient sans relâche ceux qui résistaient et anéantissaient des bataillons entiers ; or, tandis qu’ils se ruaient énergiquement à travers les escadrons ennemis en leur distribuant de tels présents, ils s’effondrèrent soudain, morts à leur tour. Ce que voyant, Merlin, tu mènes grand deuil ; tu y mêles tes lamentations funèbres en parcourant les rangs et tu lances aussi ces mots :
« Un sort importun a-t-il pu ainsi me nuire au point de m’arracher de si bons et si estimables compagnons que naguère craignaient tant de rois et tant de royaumes lointains ? Ô que le sort des hommes est incertain ! Et la mort toute proche ! Elle les serre toujours de près, elle les pique de son aiguillon caché et elle chasse de leur corps leur misérable vie ! Ô beauté de la jeunesse ! Qui, maintenant, se tiendra en armes à mes côtés, qui repoussera avec moi les princes qui viennent avec des intentions hostiles et leurs bataillons qui s’abattent sur moi ? Audacieux jeunes gens ! Votre témérité vous a ravi votre douce vie et votre douce jeunesse. Vous qui, naguère, courriez en armes de tous côtés, de troupe en troupe, et qui terrassiez partout les hommes qui se dressaient face à vous, maintenant vous frappez la terre de vos talons et vous le rougissez de votre sang vermeil ! » Ainsi se lamentait-il parmi ses escadrons, des larmes pleins les yeux, et il pleurait ses hommes. Les combats cependant ne cessaient pas : les bataillons se jetaient les uns contre les autres, les ennemis abattaient les ennemis ; le sang coulait de toutes parts et bien des soldats mouraient dans les deux camps. A la fin, les Bretons rameutant leurs escadrons, se reformèrent puis, se ruant en ordre à travers les lignes adverses, ils assaillirent les Scots et les terrassèrent en les accablant de coups. Ils n’eurent de cesse que les escadrons ennemis se tournent le dos et s’enfuient vers des endroits écartés.
---La bataille terminée, Merlin rassemble ses compagnons et leur enjoint d’aller ensevelir leurs frères dans une chapelle richement décorée. Il pleure ses hommes et ne cesse de verser des larmes. Il répand de la cendre sur ses cheveux et lacère ses vêtements, puis prostré sur le sol, son corps roule maintenant d’un côté et de l’autre. Peredur tente de l’apaiser. Ainsi font également les grands et les ducs. Mais il ne veut pas qu’on le réconforte, il ne supporte pas que les supplications. Il pleura ainsi trois jours entiers, repoussant toute nourriture, tant étant grande la douleur qui le brûlait. Alors, après avoir rempli l’air de plaintes si nombreuses et si fortes, il est pris de nouvelles folies et s’éloigne secrètement. Il s’enfuit en direction des forêts, cachant sa fuite. Il pénètre dans un bois et se plaît à rester caché sous les frênes. Il voit avec émerveillement les bêtes farouches paître les herbes des pâturages. Tantôt il les suit, tantôt il les précède dans sa course. Pour se nourrir, il déterre les racines des plantes, il coupe les herbes, il cueille les fruits des arbres et les mûres des buissons. A partir de ce moment il devient un homme des bois, il vit comme s’il était un fils de la forêt. Pendant tout l’été, il ne rencontre personne. Oublieux de lui-même, et abandonné de ses parents, il demeure caché, dissimulé par la forêt, à la façon d’une bête farouche. Mais quand vient l’hiver, quand les frimas emportent les herbes ainsi que tous les fruits des arbres, quand il n’a plus rien pour se sustenter, il se répand alors en lamentations d’une voix misérable :
--- « Christ, Dieu du ciel, que dois-je-faire ? En quel endroit du monde pourrais-je demeurer, quand je ne vois rien dont je puisse me nourrir, ni herbe sur le sol, ni gland sur les arbres ? Ici, en nombre infini, se trouvaient portant leurs fruits, des pommiers inépuisables. Maintenant il n’y en a plus. Oui, qui donc me les a dérobés ? Où sont-ils disparus ? Tantôt je les vois, tantôt je ne les vois pas. C’est ainsi que les destins s’opposent, c’est ainsi qu’ils s’accordent aussi, quand ils me permettent de les voir comme quand ils m’en empêchent. Tantôt les fruits me manquent, tantôt tout le reste. La forêt n’a plus de feuilles, n’a plus de fruit. Je suis puni de deux façons, quand je ne puis ni me couvrir de feuillages ni me nourrir de fruits. L’hiver a tout emporté, tout comme le vent du sud accompagné de la chute des pluies. Si par hasard je trouve des bulbes enfouis sous la terre, les porcs avides et les sangliers voraces accourent pour m’arracher ceux que je viens de retirer du sol.
---« Ô loup, cher compagnon ! Toi qui as coutume de parcourir comme moi les endroits écartés des forêts et des pacages, tu as peine à ne pas toucher aux cultures des hommes ; et pourtant la dure faim nous contraint, toi et moi, à languir. Toi le premier, tu as fréquenté ces bois et ton âge t’a donné ce poil cendré ; tu n’as, ni ne sais que dévorer et je m’en étonne puisque les pacages abondent de tant de chevreuils et d’autres bêtes farouches dont tu ne pourrais te saisir. Ton abominable vieillesse t’a peut-être ôté toute vigueur et t’a refusé la force de courir. La seule chose qui te reste, c’est d’emplir les airs de tes hurlements ; et, prostré sur le sol, tu laisses retomber tes membres épuisés. »
I. Il s’agit d’un personnage historique, mentionné par des documents gallois. Il semble avoir vécu au VIe siècle. (Voir R. Bremwich, Trioedd Ynys Prydein, p. 492.) -----------------------------------------------------------------Vita Merlini, vers 19-112.Récits et poèmes celtiques, Léon Fleuriot, Jean-Claude Lozac’hmeur et Louis Prat, Éditions Stock, 1981, 256 pages, pp. 225-229.