Intronisation, inauguration et monosandalisme
Posté: Sam 06 Déc, 2008 15:49
Les importantes fortifications (du bas Empire ?) à Beuzit en Lanmeur (Finistère), dites également Douvejou sant Melar, "les douves de saint Mélar", à proximité du village de Rumarc, pour *Run Marc, "le tumulus de Marc", où, sous le nom latin Boxidus, la plus ancienne vita de saint Mélar localise la résidence de Commor, mériteraient des fouilles approfondies.
L'état le plus récent de la question remonte, à ma connaissance, à 1997 et se trouve à la fois chez P. Guigon, LES FORTIFICATIONS DU HAUT-MOYEN-ÂGE EN BRETAGNE, Coéd ICB- ATLA -Ce.R.A.A., p. 36-38, et chez P. Kernévez, LES FORTIFICATIONS MÉDIÉVALES DU FINISTÈRE, Coéd. ICB-Ce.R.A.A, p. 101. Ces deux auteurs ont donné à cette occasion une utile bibliographie du sujet.
L'étude déjà ancienne mais toujours pertinente de J. Deunff, « Le site du Castel Veuzit et la pierre de saint Mélar en Lanmeur », parue dans les Cahiers de l’Iroise, t. 28 (1981), p. 204-209, a l'avantage d'être accessible en ligne ici; elle donne également une idée de l'ampleur et de l'intérêt du site, ainsi que des problématiques qu'il suscite, notamment ce qui concerne plus spécifiquement "le sabot de saint Mélar", qui renvoie aux prothèses métalliques miraculeuses du petit prince martyr : le pied en airain dont il est question dans son dossier littéraire constitue à l'évidence un élément spécifique de la légende de saint Melar et dont il est intéressant de rechercher l'origine.
En effet, c'est précisément le souvenir du pied d'airain de Melar, à l'exclusion de celui de sa main d'argent, que la tradition populaire a choisi de privilégier à Lanmeur, haut lieu sinon chef lieu du culte rendu au jeune prince martyr : depuis longtemps elle désigne sous le nom de botez sant Melar, «la botte, la chaussure, le sabot de saint Melar», une cavité qui ressemble effectivement à l'empreinte d'un pied, creusée dans un bloc de diorite, lequel gît dans les fossés de l'ancien «château» de Beuzit en Lanmeur : on a vu que l'hagiographe mélarien plaçait à Beuzit la résidence du fameux Commor, présenté en l'occurrence comme l'oncle et le protecteur de Melar .
Quelle est la nature archéologique du bloc de diorite qui présente la cavité dans laquelle les lanmeuriens veulent reconnaître l'empreinte du pied de Melar ? En l'absence de tout témoignage direct, deux hypothèses paraissent recevables.
Il pourrait s'agir d'un ancien «perron» qui facilitait autrefois la montée du cavalier sur son cheval : rappelons à cette occasion que l'enjambement de la croupe se faisant sur le flanc gauche de l'animal, c'est donc la jambe droite du cavalier qui opère ce mouvement et son pied gauche demeure alors sa seule assise. De tels perrons ont existé dans de nombreuses résidences aristocratiques et sont d'ailleurs attestés dans la littérature arthurienne et courtoise ; les auteurs de ce genre, tel Chrétien de Troyes, ont souvent préféré montrer que leurs héros masculins, grâce à leur force physique et à leur fougue, pouvaient se passer de montoirs et que l'usage de ces derniers était plutôt réservé aux femmes . Néanmoins les perrons ont été utilisé par les cavaliers tout au long du Moyen Age, en particulier avant la généralisation de l'usage de l'étrier acquise dès le XIe siècle, mais surtout au fur et à mesure que le poids de l'armure du combattant à cheval devint, pour ce dernier, un empêchement à se servir de l'étrier . Le perron servait également, bien sûr, à faciliter la mise à pied du cavalier : ainsi la pierre qui porte l'empreinte du «pied de la duchesse Anne», sur la route de Morlaix à Saint-Jean-du-Doigt, et qui a servi par la suite de socle pour une croix appelée Kroaz ar rouanez, «la croix de la reine», érigée en commémoration du passage de la reine et duchesse Anne de Bretagne en 1505, était en fait le perron utilisé par ceux des pèlerins qui voyageaient montés et qui s'obligeaient, selon l'usage, à descendre de leur monture à cet endroit pour terminer à pied leur pèlerinage vers la relique du Baptiste.
L'autre hypothèse renvoie à ce que nous connaissons de certains rituels d'intronisation et que les mythologues désignent «monosandalisme» : dans certaines circonstances précises et le plus souvent à l'occasion de cérémonies de passation de pouvoir ou d'accession au pouvoir, on retrouve, aussi bien en Bretagne, où la question a été étudiée par B. Tanguy ("Le roi de Brest", dans Etudes sur la Bretagne et les pays celtiques. Mélanges offerts à Yves Le Gallo, Brest, 1987, p. 463-473) qu'en Irlande ou en Ecosse, des pierres de serment creusées de l'empreinte d'un pied ; l'impétrant — chef religieux ou chef civil — devait, pour que son pouvoir fût reconnu, mettre un pied dans l'empreinte en question et prononcer et/ou écouter telle formule convenue.
Quoi qu'il en soit de l'une ou l'autre de ces hypothèses, l'hagiographe mélarien, confronté à la trace physique de ce qui était interprété localement comme l'empreinte du pied gauche du saint — et que le frottement d'un pied naturel, même chaussé, n'aurait pas pu occasionner — a 'inventé' la prothèse d'airain : ainsi le phénomène physique d'usure de la pierre pouvait-il être expliqué 'rationnellement' et en même temps contribuer à l'édification de la légende du jeune prince martyr honoré en ce lieu.
Je ne sais pas si des rituels faisant la part belle au monosandalisme ont existé en dehors des pays celtiques : je suppose qu'une partie de la réponse est peut-être donnée par F. Delpech, "Le rituel du ‘Pied déchaussé’, Monosandalisme basque et inaugurations indo-européennes", dans Ollodagos, t. 10 (1997), p. 55-115 ; mais je n'ai pas lu cet article.
Merci de vos commentaires avisés.
Cordialement,
André-Yves Bourgès
L'état le plus récent de la question remonte, à ma connaissance, à 1997 et se trouve à la fois chez P. Guigon, LES FORTIFICATIONS DU HAUT-MOYEN-ÂGE EN BRETAGNE, Coéd ICB- ATLA -Ce.R.A.A., p. 36-38, et chez P. Kernévez, LES FORTIFICATIONS MÉDIÉVALES DU FINISTÈRE, Coéd. ICB-Ce.R.A.A, p. 101. Ces deux auteurs ont donné à cette occasion une utile bibliographie du sujet.
L'étude déjà ancienne mais toujours pertinente de J. Deunff, « Le site du Castel Veuzit et la pierre de saint Mélar en Lanmeur », parue dans les Cahiers de l’Iroise, t. 28 (1981), p. 204-209, a l'avantage d'être accessible en ligne ici; elle donne également une idée de l'ampleur et de l'intérêt du site, ainsi que des problématiques qu'il suscite, notamment ce qui concerne plus spécifiquement "le sabot de saint Mélar", qui renvoie aux prothèses métalliques miraculeuses du petit prince martyr : le pied en airain dont il est question dans son dossier littéraire constitue à l'évidence un élément spécifique de la légende de saint Melar et dont il est intéressant de rechercher l'origine.
En effet, c'est précisément le souvenir du pied d'airain de Melar, à l'exclusion de celui de sa main d'argent, que la tradition populaire a choisi de privilégier à Lanmeur, haut lieu sinon chef lieu du culte rendu au jeune prince martyr : depuis longtemps elle désigne sous le nom de botez sant Melar, «la botte, la chaussure, le sabot de saint Melar», une cavité qui ressemble effectivement à l'empreinte d'un pied, creusée dans un bloc de diorite, lequel gît dans les fossés de l'ancien «château» de Beuzit en Lanmeur : on a vu que l'hagiographe mélarien plaçait à Beuzit la résidence du fameux Commor, présenté en l'occurrence comme l'oncle et le protecteur de Melar .
Quelle est la nature archéologique du bloc de diorite qui présente la cavité dans laquelle les lanmeuriens veulent reconnaître l'empreinte du pied de Melar ? En l'absence de tout témoignage direct, deux hypothèses paraissent recevables.
Il pourrait s'agir d'un ancien «perron» qui facilitait autrefois la montée du cavalier sur son cheval : rappelons à cette occasion que l'enjambement de la croupe se faisant sur le flanc gauche de l'animal, c'est donc la jambe droite du cavalier qui opère ce mouvement et son pied gauche demeure alors sa seule assise. De tels perrons ont existé dans de nombreuses résidences aristocratiques et sont d'ailleurs attestés dans la littérature arthurienne et courtoise ; les auteurs de ce genre, tel Chrétien de Troyes, ont souvent préféré montrer que leurs héros masculins, grâce à leur force physique et à leur fougue, pouvaient se passer de montoirs et que l'usage de ces derniers était plutôt réservé aux femmes . Néanmoins les perrons ont été utilisé par les cavaliers tout au long du Moyen Age, en particulier avant la généralisation de l'usage de l'étrier acquise dès le XIe siècle, mais surtout au fur et à mesure que le poids de l'armure du combattant à cheval devint, pour ce dernier, un empêchement à se servir de l'étrier . Le perron servait également, bien sûr, à faciliter la mise à pied du cavalier : ainsi la pierre qui porte l'empreinte du «pied de la duchesse Anne», sur la route de Morlaix à Saint-Jean-du-Doigt, et qui a servi par la suite de socle pour une croix appelée Kroaz ar rouanez, «la croix de la reine», érigée en commémoration du passage de la reine et duchesse Anne de Bretagne en 1505, était en fait le perron utilisé par ceux des pèlerins qui voyageaient montés et qui s'obligeaient, selon l'usage, à descendre de leur monture à cet endroit pour terminer à pied leur pèlerinage vers la relique du Baptiste.
L'autre hypothèse renvoie à ce que nous connaissons de certains rituels d'intronisation et que les mythologues désignent «monosandalisme» : dans certaines circonstances précises et le plus souvent à l'occasion de cérémonies de passation de pouvoir ou d'accession au pouvoir, on retrouve, aussi bien en Bretagne, où la question a été étudiée par B. Tanguy ("Le roi de Brest", dans Etudes sur la Bretagne et les pays celtiques. Mélanges offerts à Yves Le Gallo, Brest, 1987, p. 463-473) qu'en Irlande ou en Ecosse, des pierres de serment creusées de l'empreinte d'un pied ; l'impétrant — chef religieux ou chef civil — devait, pour que son pouvoir fût reconnu, mettre un pied dans l'empreinte en question et prononcer et/ou écouter telle formule convenue.
Quoi qu'il en soit de l'une ou l'autre de ces hypothèses, l'hagiographe mélarien, confronté à la trace physique de ce qui était interprété localement comme l'empreinte du pied gauche du saint — et que le frottement d'un pied naturel, même chaussé, n'aurait pas pu occasionner — a 'inventé' la prothèse d'airain : ainsi le phénomène physique d'usure de la pierre pouvait-il être expliqué 'rationnellement' et en même temps contribuer à l'édification de la légende du jeune prince martyr honoré en ce lieu.
Je ne sais pas si des rituels faisant la part belle au monosandalisme ont existé en dehors des pays celtiques : je suppose qu'une partie de la réponse est peut-être donnée par F. Delpech, "Le rituel du ‘Pied déchaussé’, Monosandalisme basque et inaugurations indo-européennes", dans Ollodagos, t. 10 (1997), p. 55-115 ; mais je n'ai pas lu cet article.
Merci de vos commentaires avisés.
Cordialement,
André-Yves Bourgès