feu de l'eau a écrit:Il reste ces lieux dédiés aux saints cités au fil de la chanson dans l'ordre chronologique par rapport à la date où l'ont fête ces saints, qui laissent penser à un cycle annuel.
Là encore, il convient d'être prudent, car le calendrier de ce sanctoral tel qu'il est proposé par M. Deceneux mérite discussion. Ainsi sur la question des cultes respectifs de saint Servan et de saint Servais, il y aurait beaucoup à dire, d'autant plus qu'il faut tenir compte en basse Bretagne d'éventuelles interférences avec le culte d'un saint appelé
Jelvest(r), dans le nom duquel on veut reconnaître la forme bretonne de celui de saint Sylvestre et qui était honoré dans plusieurs sanctuaires : c'était, semble-t-il, le cas d'une chapelle aujourd'hui détruite, Saint-Servais-des-Bois, située en lisière de la forêt de Duault (C.-d'A.), sur le territoire de cette dernière commune, près du village de Kerhamon (voir B. Tanguy,
Dict. des noms de communes des C.-d'A., p. 310) ; ainsi que d'un oratoire récemment restauré, situé non loin de la route de Morlaix à Plougasnou (Fin.), sur le territoire de cette dernière commune. La commune costarmoricaine de Saint-Servais tire son origine d'une simple chapelle située en Burthulet, alors trève de la paroisse de Duault ; de même la commune finistérienne de Saint-Servais tire-t-elle son origine d'une chapelle, devenue église tréviale, de la paroisse de Plounéventer. Curieusement, on peut noter le voisinage des communes de Saint-Servais et de Saint-Derrien en Finistère, toutes deux anciennes trèves de Plounéventer, de même que la proximité géographique de la chapelle détruite de Saint-Servais-des-Bois et du village de Saint-Derrien, ce dernier dans la commune actuelle de Saint-Nicodème (C.-d'A.).
Le dossier hagiographique de l'évêque de Tongres est fort conséquent [BHL 7611-7641 ; voir également le
Novum supplementum, p. 778-781 ]: il n'aura donc pas été trop difficile au culte de saint Servais de se substituer à celui d'un obscur saint
Jelvest(r) ; à moins qu'il ne faille considérer que
Jelvest(r) rendrait moins en breton le nom de saint Sylvestre que celui de saint Servais : je laisse les linguistes trancher la question.
L'éventuelle substitution, si elle est avérée, du culte de saint Servais à celui de saint Servan, éponyme apparent de Saint-Servan-sur-Mer (I.-et-V.) et de Saint-Servant-sur-Oust (Morb.), résulterait à l'évidence d'un processus plus complexe : en tout état de cause, c'est bien de saint Servais dont il s'agit dans les premiers actes où il est question de Saint-Servan-sur-Mer, dès le XIe siècle. Pourtant il a bien existé un saint, voire deux saints du nom de Servan, distincts de saint Servais et pour lesquels on dispose de deux textes hagiographiques : d'une part, une
vita conservée par un seul ms. du XIIIe siècle, apparemment connue de Ussher, publiée d'abord par Skene puis par Metcalfe [BHL 7609] ; d'autre part, l'office du saint en 9 leçons — mais seules les leçons 1 à 3 et 7 à 9 se rapportent à Servan — dans le bréviaire imprimé d'Aberdeen en 1510, texte publié à nouveau par Metcalfe [BHL 7610].
Sa
vita présente Servan comme le fils d'un roi du pays de Canaan et d'une princesse arabe nommée Alpia. Après avoir étudié à Alexandrie, Servan serait devenu successivement évêque de Canaan, patriarche de Jérusalem puis pape à Rome ; il se serait ensuite rendu en Ecosse où Adamnan, le biographe de saint Columba, lui aurait confié le territoire de Fife. Servan, après avoir fondé l'église de Culenross, se serait retiré pendant sept années dans le monastère qu'il avait établi dans une île du Loch Leven, avant de reprendre sa prédication par tout le pays de Fife ; il serait mort dans son ermitage de Dunning, à Stratherne dans le Perthshire. L'office contenu dans le bréviaire d'Aberdeen présente le saint comme un Scot, et le suffragant de Palladius ; mais à la fin de la leçon 9, l'auteur de ce texte signale l'existence d'un autre Servan,
natione Israeliticus —« lequel vivait sur l'île de Petmook au temps du bienheureux abbé Adamnan » — et renvoie à la
vita du saint. Il faudrait donc distinguer deux personnages du nom de Servan : le plus ancien du Ve, le second du VIIe siècle.
Le problème se complique encore un peu plus avec le témoignage de la
Chanson d'Aiquin qui attribue à Charlemagne la fondation dans l'ancienne cité épiscopale d'Alet d'une chapelle dont le maître-autel est dédié à saint Servan. J'ai donné dans un message antérieur l'histoire de ce Servan, apparemment distinct des deux précédents, histoire qui est bien dans le goût des récits hagiographiques composés au bas Moyen Âge, avec miracles de répit et martyre final ; son prétendu cousinage avec le Christ est une adaptation de la tradition de la Sainte Parenté qui présentait saint Servais comme un arrière-petit-neveu de sainte Anne (voir Ch. Klapisch-Zuber,
L'ombre des ancêtres, Paris, 2000, p. 101-103, « Saint Servais et le cousinage du Christ »). Quelle est la valeur du témoignage de la
Chanson d'Aiquin ? Il me semble, comme je l'ai dit précédemment, que le texte que nous connaissons aujourd'hui, au travers d'une copie partielle et fallacieuse du milieu du XVe siècle, correspond à une réfection de l'ouvrage original dont ce dernier est sorti à ce point modifié qu'il est bien difficile de reconnaître le propos initial de son auteur. Sur le terrain hagiographique, l'auteur de la réfection a pris prétexte que l'ouvrage original mentionnait saint Malo et saint Servan pour interpoler le texte avec des détails sur ces deux saints, détails qui lui ont été procurés par la lecture d'ouvrages spécifiques. Ainsi, à propos d'un miracle dont il fait le récit, le remanieur explique : « cela se trouve à Saint-Malo, dans le livre qui contient la légende du saint, ami de Dieu ; là le récit de ce miracle, et beaucoup d'autres aussi, très anciens, y est revêtu d'un sceau » (traduction de J.-C. Lozac'hmeur et M. Ovazza) ; la description me paraît correspondre à un ouvrage de la catégorie des
libri miraculorum, dont on sait qu'ils ont presque tous disparus en Bretagne.
Nul obstacle donc à ce qu'il ait eu connaissance des traditions relatives à saint Servais, mais également d'une tradition locale relative au saint Servan honoré sur place ; à moins que le récit qu'il rapporte ne soit entièrement sorti de son imagination.
L'évangéliaire de Tongres du début du Xe siècle atteste l'existence de relations entre cette ville et Alet/Saint-Malo ; mais s'agit-il d'un rapport fortuit, ou d'échanges bien établis sous le bienveillant patronage de saint Servais ? Le nom de saint Servan à Saint-Servan-sur-Mer n'est-il qu'une forme hypocoristique de celui de saint Servais ou bien désigne-t-il effectivement un personnage distinct ? Le cas échéant, ce dernier est-il l'apôtre des Scots, sur lequel on ne dispose que de données contradictoires, ou quelque obscur martyr méditerranéen ?
Je vous suggère la lecture de l'article de L. Lemoine, "La Borderie et l'évangéliaire de Tongres" dans BMSAIV, t. 106 (2002), p. 49-64, qui donne à ma connaissance le dernier état de la question sur Servan et Servais et la controverse sur le patron initial de Saint-Servan-sur-mer, à compléter par la synthèse de B. Merdrignac en ligne
ici.
On reparle plus tard de saint Corentin, si vous le voulez bien...
Cordialement,
André-Yves Bourgès
EDIT Guillaume : modif à blanc pour indexer moteur de recherche