"Une remarque qui s'impose (...) est que le polythéisme ou l'anthropomorphisme des principes divins sont des déviations de la pensée religieuse gréco-romaine. Il faut donc absolument éviter de voir les dieux des Celtes selon un compartimentage étroit des fonctions, transformées en petits métiers ou en attributions locales. Car on aboutit dans ce cas à une religion naturiste, zoolâtre ou totémiste qui a très peu de chance d'avoir existé autrement que dans l'esprit de ses créateurs modernes" Françoise Le Roux, in Histoire des Religions, Gallimard, 1970

La grande divinité, Lug, coiffe d'abord un diptyque Dagda-Ogme, l'alliance de l'autorité spirituelle et juridique avec la force et la magie guerrière, autrement dit l'autorité spirituelle et le pouvoir temporel. Puis la triade Dagda - Ogme - Nuada, le druide, le guerrier et le roi. Le groupe des artisans suivant une hiérarchie intelligente. Et enfin la déesse primordiale. Les panthéons romain et celtique ont des points de contact mais ne coïncident jamais. La différence la plus notable est l'absence totale chez les Celtes d'une grande divinité de "troisième fonction", productrice et érotique, du type Venus - Aphrodite (ou Freya). Les divinités topiques de Gaule, les Glanicae de Glanum, les Nemausicae de Nîmes sont indéfinissables, faute d'information sur les légendes étiologiques, mais l'analogie irlandaise permet d'y soupçonner des "souveraines" attachées à des traditions éponymiques locales.

Les cultes naturistes, qu'on attribue si promptement aux Celtes, ne sont qu'une dangereuse illusion. Il en est de même du totémisme. Quand un Gaulois se nomme Matugenos ou un Irlandais Mathgamhain "fils de l'ours", ou encore Branogenos "fils du corbeau", ce n'est pas parce qu'il s'imagine naïvement descendre d'un ours ou d'un corbeau, c'est parce qu'il se réclame du symbolisme royal de l'ours et sacerdotal du corbeau (l'oiseau de Lug). Les Celtes n'étaient pas des primitifs, et leur religion se rattache à la tradition d'une classe sacerdotale puissante et instruite, contrôlant une riche aristocratie guerrière.

C'est ainsi que la fameuse triade, Esus - Taranis - Teutates, évoquée par Lucain dans la Pharsale a certainement été mal interprétée. Si on se fie au sens de ces noms (Esus : "Optimus", Taranis : "Foudre, Tonnerre", Teutates : "(chef) du peuple"), on constate que ce sont trois surnoms de Jupiter (Dagda), qui expriment la multiplicité dans l'unité. Esus étant "le meilleur" est le strict équivalent du Jupiter Optimus Maximus, et c'est l'aspect le plus "sacerdotal" de Jupiter ; Teutates évoque beaucoup moins la guerre que la touta, c'est-à-dire ce que César nommait en Gaule la civitas ; Taranis évoque l'aspect "terrible" ou "terrifiant" de Jupiter. Il pourrait passer pour la partie militaire de la souveraineté.

Les classifications divines étaient donc très souples. On ne constate nullement, chez les Celtes, le glissement fonctionnel des Germains, qui ont attribué dans leur panthéon la souveraineté suprême au dieu guerrier.

Il n'y a pas dans la mythologie celtique de "demi-dieu" au même sens que dans la mythologie grecque. Les héros ne sont pas des dieux, car ils n'ont aucune place dans le panthéon. Mais ils ne sont pas non plus des hommes comme les autres, puisqu'ils ont accès à l'Autre Monde, et que leurs exploits sont hors de la portée d'un être humain.

La qualité guerrière du héros l'empêche de prendre part à la souveraineté. Ses relations avec la déesse, expression de la souveraineté, sont difficiles et tumultueuses. Il lui appartient de réaliser concrètement l'exploit militaire. Cuchulainn n'est donc pas un dieu. Mais il est fils de Lug.

Les changements de dénomination ne cachent pas les répétitions de fonction : le roi Conchobar a quelque chose du Dagda, le druide Mog Ruith obtient l'initiation suprême en arrêtant le cours du soleil, comme le Dagda. Il y a aussi quelque chose d'Ogme dans Cuchulainn, dont le premier nom, Setanta, signifie "le cheminant".

A l'occasion, une fonction ou une personnalité divine se fragmente, s'émiette en une trinité ou une infinité de personnages qui deviennent frères et soeurs : il y a trois reines Medb , mais la reine Medb, souveraine du Connaught, a parfois cinq soeurs. Le Dagda a deux frères, Manannan et Midir ; l'un est le dieu de l'Autre Monde, l'autre est un souverain, "juge des enfers", et selon les récits la même aventure est passée au compte de tel ou tel des trois frères. Il y a plusieurs déesses éponymes de l'Irlande (autant que l'Irlande a de noms), et toutes ont la même histoire. L'Irlande possède en fait une multitude de noms mythiques ou symboliques et ses personnages sont fréquemment triples comme les dieux : trois Macha, trois Morrigan, trois Bodb, le nombre trois étant, dans sa pluralité, l'un des symboles de la parfaite unité divine.

Il faut affirmer la cohérence de la mythologie celtique, même de celle, christianisée, que l'Irlande nous a transmise. De l'origine des dieux - les Tuatha Dé Danann - à celle des Goidels, de l'organisation de l'Irlande à l'arrivée de Saint Patrick, de l'existence de la classe sacerdotale à celle de la royauté traditionnelle de Tara, tout se tient, tout est rationnellement explicable, tout est cohérent, tout a une raison d'être.